LES VOIES DE LA
RÉDUCTION
Bulletin de
l’Occident Chrétien
C’est un
fait notoire d’expérience, revu des milliers de fois depuis deux siècles. Les
auxiliaires les plus sûrs, les plus efficaces de la révolution, ce sont les
catholiques libéraux. Et ce ne sont pas les libéraux exaltés, les radicaux, ni
même les libéraux déclarés et conscients, mais les catholiques teintés de
libéralisme, qui sont les plus à craindre, comme ils sont aussi les plus
répandus. Par leur nombre et leur mollesse craintive, leur esprit mondain et
leurs conciliations habiles, ils affaiblissent les rangs des
contrerévolutionnaires, préparent les voies des ennemis, leur ouvrent les
portes de la cité, ou simplement empêchent qu’on les ferme pendant l’assaut,
rendant ainsi la place sans coup férir.
Les
ennemis de l’Église en sont fort conscients, et ont toujours déployé leurs
efforts pour séduire le grand nombre des faibles, et le dresser contre le petit
nombre des « durs », contre les ultramontains, les intégristes, les antilibéraux,
dont ils ne savent que trop bien qu’ils sont leurs seuls vrais adversaires.
Et c’est
déjà une redoutable victoire pour eux lorsqu’ils parviennent à obtenir ce seul
résultat, pourtant faible en apparence : qu’on ne les combatte plus. « N’adoptez pas nos idées si elles répugnent à
votre conscience, semblent-ils dire, mais
au moins, ne combattez pas contre elles. Enseignez la vérité et vous aurez
bonne conscience ; mais n’attaquez plus ceux qui propagent l’erreur ! Ne
soyez pas libéraux, mais ne soyez surtout pas antilibéraux. Et tachez de faire
taire les antilibéraux ».
Qui
pourrait mesurer les fruits de cette tactique si continuellement répétée, si
constamment efficace ?
Faites de bons apôtres, des religieux
pieux, de bonne doctrine ; pas libéraux, certes, mais pas antilibéraux. Et peu
à peu, ils seront légèrement teintés, puis teintés de libéralisme, puis
libéraux.
Telle
était l’immense majorité des clercs sous Pie XII.
Des
milliers parmi eux, cependant, étaient encore classés « intégristes ».
Des congrégations entières tenaient bon. Les Coopérateurs paroissiaux du Christ-Roi
par exemple. Il y avait des évêques aussi. Que sont-ils devenus ?
C’est très
simple. On leur a servi un « bon pape » qui, sous prétexte d’agiornamento, leur a suggéré de ne plus
porter d’anathème, d’enseigner le vrai, mais de ne plus condamner l’erreur, ni
ceux qui la propagent. Et ils ont obéi. Ils ont cessé de combattre ; ils ont
cessé d’être antilibéraux. Dix ans plus tard, ils étaient mûrs pour une
nouvelle messe, un nouveau catéchisme, une nouvelle religion.
Et sur
ces milliers de « bons prêtres » et de « bons religieux »
combien ont réagi ? Quelques dizaines... quelques centaines peut-être. Et pour
réduire ces quelques centaines, qu’a imaginé la révolution ? Toujours la même
chose. Obtenir d’eux qu’ils cessent d’être antilibéraux ; qu’ils cessent de
condamner l’erreur et ceux qui la propagent ; qu’ils désarment ceux qui
combattent encore.
Et la
machine continue à tourner. Pour éviter qu’elle ne nous broie après tant d’autres,
n’est-il pas nécessaire de répéter à nouveau l’analyse de ses engrenages, la
logique de son mécanisme ?
Les voies de la réduction
Rappelons
en deux mots ce mécanisme, ce système d’engrenages qu’Augustin Cochin nommait
« société de pensée », et
que nous avons appelé « groupe
réducteur » [1].
Un
groupe se forme : au lieu de comporter une hiérarchie, il se compose d’individus
qui se croient égaux entre eux, et libres d’opiner. Mais surtout ils sont
« frères », et se croient liés les uns aux autres par une prétendue
nécessité commune, celle de trouver une opinion moyenne qui devient nécessité
de cohésion interne. La loge est formée.
On discute,
on parle, on cause, on « opine ». Et pour se mettre d’accord, dans un
respect explicite ou implicite de l’égalité des membres et de leur liberté de
pensée, on doit accepter de renoncer à quelque chose pour se
« grouper » autour de « l’essentiel ». Le
« noyau » qui « dirige » inspire et suggère cette première
« réduction », parle au nom de l’efficacité.
Pendant
ce temps, les beaux parleurs incapables de discerner le réel, de s’y soumettre,
sont portés aux postes de commande, où l’on parlemente en théorie, où l’on
prêche dans l’abstrait.
Les signes extérieurs de la réduction
ou les « six odeurs du
diable »
Comment discerner
ce processus lorsqu’il s’exerce à l’intérieur d’une société, d’un monastère, d’un
séminaire, d’une congrégation... et que l’on peut seulement observer ses
résultats de l’extérieur ? Éventuellement lorsqu’on est bénéficiaire depuis
longtemps des bienfaits de cette œuvre naguère solidement antilibérale ?
C’est
bien simple et tellement connu que le rappel du profil de cette courbe peut
paraître puéril à ceux qui la connaissent pour l’avoir vue se répéter tant de
fois ! C’est pourtant nécessaire car, comme toutes les courbes exponentielles,
sa déclivité est si faible au début qu’elle est longtemps difficile à
discerner. D’autant plus que l’homme de bonne foi craint un jugement téméraire,
et que bien souvent lorsqu’il est sûr de ce qu’il voit, il est déjà trop tard.
Un homme
a fondé une œuvre. Des jeunes se groupent autour de lui. Ils enseignent la
vérité, dans une structure hiérarchique fondée sur une règle. Comme dans toute œuvre
vraiment catholique, on y enseigne la Vérité, et l’on y condamne l’erreur. Au
fidèle qui cherche son chemin parmi les embûches, on désigne les
chausse-trappes, et l’on montre du doigt ceux qui les posent. Bref, on est
antilibéral.
Dans l’heure
présente, on rappelle la foi et les mœurs, mais on dévoile les agissements des
libéraux, on montre les dégradations de l’Office ou les manœuvres de L’ICP, on
dénonce le Concile, on met en évidence l’apostasie ou la complicité des
évêques, on montre que Rome est investie. Et par voie de conséquence, on est
persécuté ; l’église conciliaire, elle-même en état de « réduction
rapide », se charge de vous « exclure » d’une manière ou d’une
autre. Bref on porte la croix, à l’exemple de son divin modèle.
Le
zèle amer
Mais
voilà qu’un jour, vous qui suivez cette œuvre, vous vous faites dire par elle :
« Oui, bien sûr, c’est vrai, mais,
vous comprenez, il ne faut pas exagérer ». Et au bout d’un long
exergue embrouillé et fumeux, on lâche enfin le mot : il faut éviter le « zèle amer » !
Remarquez
bien le déplacement de la question. Car le zèle est bon et relève de ce qui est
objectif, du fort externe, comme disait le théologien. Tandis que l’amertume,
qui est l’orgueil ou l’égoïsme, relève du fort interne, donc du subjectif.
Le même
acte objectif de zèle pour la vérité, peut être en pleine valeur morale, pour l’honneur
de Dieu et le bien du prochain ; ou bien par vaine gloire, pour « se faire mousser », pour défendre
un intérêt mondain, ou pour se venger d’un affront personnel.
Mais qui
peut faire objectivement, sans risque d’erreur, la différence entre les deux,
sinon Celui qui sonde les reins et les cœurs, ou son ministre au tribunal de la
pénitence ?
Ce
transfert de l’objectif au subjectif est typique de la révolution, du
libéralisme et des groupes réducteurs. Il est le premier signe d’une réduction
en cours.
On ne s’attaque
pas au zèle, qui est objectif, mais aux imperfections qui l’accompagnent
inévitablement, car les pauvres pécheurs que nous sommes sont incapables de
perfection. Mais en accusant le combattant d’intention non droite, on lui donne
des tourments de conscience [2]
plus ou moins justifiés. Et le but est atteint ! En le poussant à éviter l’amertume,
on a tué le zèle. On lui a créé des empêchements 2 pour qu’il cesse
d’aller de l’avant 2.
Car le
jeu se poursuit. Ceux qui ont ainsi commencé à s’engager sur cette pente ne s’arrêtent
généralement pas là. Ils continuent à prêcher la vérité, à rappeler la foi et
les mœurs. Avec fermeté même. Mais ils parlent de moins en moins des ennemis de
la foi, des pièges du libéralisme. Rome devient un sujet brûlant que l’on n’évoque
plus que sur le mode allusif. On ne parle plus de l’Office, ni de l’ICP, ni de
Présent, où se fait le ralliement d’Itinéraires. On réduit peu à peu les lignes
consacrées aux évêques apostats et avorteurs. La nouvelle messe et les catéchismes
hérétiques deviennent des problèmes secondaires ou prétendus insolubles.
Finalement on n’en parle plus.
Cela
prend des mois ou des années ou des semaines. Seule la durée est variable. La
courbe est toujours la même. Oh bien sûr, on n’est pas libéral, mais on n’est
pas non plus antilibéral. Et l’on prêche de plus en plus qu’il faut éviter de
condamner et s’en tenir à « l’essentiel ».
On ne
parle plus contre le mal et les malfaiteurs. Et l’on voudrait bien que vous
parliez moins fort, que vous soyiez moins dur, que vous cessiez d’aller de l’avant
2. Pour vous en empêcher 2 on vous trouble 2
par de fausses raisons 2 du genre de la suivante :
Pas
de zèle tout court
« Vous comprenez, vous n’êtes que des
commençants. L’action que vous faites ne peut pas porter de bons fruits ; vous
êtes tentés de vaine gloire ! Pour agir, il faut avoir atteint la voie
unitive ! (sic !) »
Ainsi,
mes amis, stoppez tout, vous n’êtes pas dans la voie unitive. Tant que vous ne
vous réveillez pas tous les jours en extase, votre action sera dangereuse. Vous
êtes guettés pas la mauvaise gloire, alors surtout ne faites rien...
Enfin,
rien d’autre que de nous envoyer de l’argent pour construire des châteaux et
trouver des recrues pour les remplir !
Raisonnements
faux 2, faux et ridicules, et si souvent entendus dans la bouche des
curés modernistes et des Jésuites tordus de mon enfance. « Vous prétendez prêcher, mais êtes-vous
meilleur que les autres ? » « Vous
parlez de royauté sociale de Notre Seigneur Jésus Christ, mais dans la chrétienté,
il y avait aussi des abus ! » « Si vous prétendez agir sans avoir atteint la voie unitive, vous ferez
des péchés ! » Parfois il y a une variante ; on vous promet la
voie unitive si vous faites des retraites « qui vous prennent là où vous ont laissé les exercices ». C’est
toujours le même transfert de l’objectif au subjectif, le trouble 2
dans la conscience par les scrupules, les tristes 2 fausses raisons 2
pour qu’on n’aille pas de l’avant ! C’est toujours la même chanson : arrêtez de faire le bien, car vous risquez
de le faire mal. Ne luttez pas contre les ennemis de la foi, vous risqueriez de
frapper trop fort ! Ne proclamez plus la vérité, vous risqueriez de le faire
imparfaitement. D’ailleurs, vous n’êtes ni théologien ni évêque et là on
oublie que l’Église fait un devoir, lorsque la foi est attaquée, aux « minores » que nous sommes, de
« monter en ligne » pour suppléer
à la lâcheté ou à la forfaiture des théologiens et de évêques. Satan nous t’avons
vu. Nous avons senti tes odeurs, les six odeurs du diable, que Saint Ignace
décrit dans ses exercices 2. Tes cornes et ta queue commencent à
dépasser de la soutane du jeune moine ou du jeune abbé en voie de réduction,
qui nous redit la chanson du groupe réducteur qui l’influence.
À ce
jeune clerc qui nous recommande d’atteindre la voie unitive pour agir, afin d’éviter
la vaine gloire et le zèle amer, nous serions même un peu tentés de demander
malicieusement, s’il est bien sûr de l’avoir atteint lui-même ! Et si c’est
lui, ou son maître à penser, qui décidera quand nous l’aurons atteinte, cette
voie unitive, à force de ne rien faire et de tout laisser faire !
À ce
mauvais discours, nous préférons les imperfections du zèle. À ce faux
mysticisme, nous préférons le vrai, celui d’une Sainte Thérèse, qui disait :
« Depuis que je suis Prieure,
chargée de nombreux travaux et obligée à de fréquents voyages, je fais beaucoup
plus de fautes. Et cependant, comme je combats généreusement, et ne me dépense
que pour Dieu, je sais que je me rapproche de Lui de plus en plus » [3].
A vos
tourments de conscience 2, mon père, je préfère la lumineuse
prédication qui tient dans cette seule phrase. Entre les propos de Sainte
Thérèse et les vôtres, il y a toute la différence qui existe entre un
raisonnement juste et un raisonnement faux 2.
« In
hoc signo vinces »
Et
tandis que l’on s’engage de plus en plus dans cette voie, un autre signe
extérieur de la réduction qui s’opère devient progressivement visible puis
évident. Les persécutions diminuent. La Croix disparaît. Les libéraux, acharnés
naguère, parlent moins fort. Les calomnies diminuent. L’onction ecclésiastique
se répand. Bientôt, on en dira du bien ! Credo et Michel de Saint-Pierre le
recommandent déjà. Un jour, peut-être, on y enverra le Figaro-magazine...
C’est encore
un signe infaillible. Quand la persécution des libéraux contre une œuvre
disparaît, c’est que le ver est dans le fruit. La contradiction et la Croix
sont le signe des chrétiens. Ils ne disparaissent que si la réduction s’opère
et que le noyau dirigeant est en place.
La
loi de sélection
La
sélection est un autre signe extérieur de la réduction. Observez bien ceux qui
s’en vont ou sont rejetés, et les motifs de ce rejet. Si ce sont des hommes de
fermeté, s’ils sont rejetés pour motif de « dureté », prenez garde. C’est
la loi de sélection 1 qui s’opère. Elle est toujours un signe du
phénomène de groupe réducteur. Vous la verrez ainsi s’opérer de l’extérieur,
dans la mouvance de l’œuvre, Elle vise ceux qui ne peuvent être réduits, les
« irréductibles ». Ceux-ci
s’en vont parfois en claquant la porte, et cela trompe souvent, parce qu’on
accuse la mauvaise humeur, et que justement on s’efforce de porter les
questions sur le plan subjectif. On croira au zèle amer, et l’on omettra d’examiner
les raisons et, les motifs dans ce qu’ils ont d’objectif.
Mais
dans la suite de la réduction le processus devient plus évident. Car alors on
procède généralement de façon plus caractéristique, par pression psychologique
sur les faibles, ou ceux que l’on juge plus influençables, pour les détourner
de ceux que l’on veut éliminer. Puis on les remplace ou on les déclare
démissionnaires sans leur avoir jamais exposé de motifs, ni fourni de raison. C’est
la sélection en douceur. Elle est plus caractéristique encore que la sélection
violente.
Le
voile de Noé
Un autre
genre de raisonnement caractéristique des réductions en cours, c’est celui qui
met en jeu l’abus de l’argument d’autorité. Par exemple celui des diplômes dont
tout le monde devrait savoir qu’ils décorent les plus parfaits imbéciles, aussi
bien que des gens de valeur, et qu’ils ne sont rien de plus que la preuve
écrite d’un certain nombre d’années d’études, souvent plus déformantes que
formatrices, en raison du cadre révolutionnaire qui y a présidé.
Ainsi, à
vous qui donnez des arguments et des raisons pour défendre une thèse de Saint
Thomas contre quelques jésuites suspects, on répond : « Vous avez tort, car moi je suis docteur en
philosophie ! »
La belle
affaire ma foi ! Et le beau raisonnement ! Qu’est-ce que cela prouve ? Si
cela prouvait quelque chose, où en serions-nous avec les promotions entières de
docteurs tordus que nous ont livrés la Sorbonne, les Universités laïques ou
même catholiques, depuis tant d’années. Non, cet argument facile n’est qu’un raisonnement
faux 2, il n’est qu’un empêchement 2 dressé sur notre
chemin pour que nous n’allions pas de l’avant 2.
Il en
est un autre du même genre, beaucoup plus répandu, qui est celui du
cléricalisme. En voici quelques exemples, provenant toujours des mêmes sources
que je vise : « Ah, vous comprenez,
ce sont les prêtres du Seigneur ! Nous n’avons pas le droit de les
critiquer ! » - « En
parlant des Cristeros, vous critiquez Pie XI ! Ah c’est affreux, c’est le pape
! un grand pape ! Le successeur de Pierre ! Ah ne parlez plus des
Cristeros ! » - « Ah
les prêtres sont nos pères ! Nous devons faire comme Sem, et jeter sur eux le
voile de Noé ».
« Ah c’est affreux ! » « Ah c’est épouvantable ! » Peu s’en
faut que l’on ne pleure. Avez-vous remarqué comme ils sont tristes 2,
ces braves gens ?
Et qui
ne verrait le trouble 2 caractéristique de ces propos où l’on parle
de tout à la fois, où l’on associe des choses qui n’ont entre elles aucun
rapport, et qui ne sont pas du même ordre. Comme si le fait, par exemple, de
critiquer un clerc impliquait de soi un manque de respect pour sa paternité
spirituelle, ou un mépris de la sainteté de son état ? Non, mais ne serait-ce
pas que certains clercs trouveraient bien commode que nous abandonnions tout
esprit critique à leur égard, et que nous attachions automatiquement à leur
état de vie le présupposé d’infaillibilité et d’impeccabilité.
Dès
lors, la fausse raison 2 est bien visible ! Dans ma jeunesse,
les jésuites progressistes mettaient en avant la même fausse raison pour
désamorcer la lucidité des laïcs, et spécialement des jeunes : « Nous sommes prêtres, vous n’êtes que des
laïcs ! De quel droit nous critiquez-vous ? Pour qui nous prenez-vous ? »
C’est
derrière ce genre de paravent que ce sont déroulées toutes les réductions
cléricales depuis un siècle. À cette fausse raison, il faut répondre que le
respect dû à l’état de vie des clercs, et surtout à celui des religieux, qui
est plus parfait, ainsi qu’au ministère sacré qui lui est attaché, n’implique
aucune servilité à leur égard, ni aucun abandon du jugement critique sur leur
enseignement et sur leurs actes publics.
Prenons
plutôt exemple dans la sagesse et le franc-parler du roi Saint Louis, peu
suspect, je pense, de manquer de respect envers les clercs. Le sire de
Joinville nous rapporte ainsi comment il tint tête à une assemblée de tous les
prélats du royaume de France :
L’évêque Gui d’Auxerre parla pour eux
tous : « Sire, ces archevêques et ces évêques qui sont ici, m’ont chargé
de vous dire que la chrétienté déchoit entre vos mains, et qu’elle décherra
plus encore si vous n’y avisez, parce que nul aujourd’hui ne redoute l’excommunication.
Nous vous requérons donc, sire, de commander à vos baillis et à vos sergents qu’ils
contraignent les excommuniés après un an et un jour, à faire satisfaction à l’Église. »
Le roi, sans prendre conseil, leur répondit qu’il ferait volontiers ce que les
évêques demandaient, pourvu qu’on lui donnât connaissance de la sentence pour
juger si elle était juste ou non. Ils se consultèrent et répondirent au roi qu’ils
ne lui donneraient pas connaissance de ce qui était du ressort de la justice d’Église.
Le roi leur rétorqua qu’il ne leur donnerait pas connaissance de ce qui était
de son ressort et qu’il ne commanderait jamais à ses sergents de contraindre
les excommuniés à se faire absoudre, que ce fût à tort ou à raison. « Car
si je le faisais, j’agirais contre Dieu et contre le droit. Je vous en
montrerai un exemple : les évêques de Bretagne ont tenu le comte bien sept ans
excommunié, puis il eut absolution par la cour de Rome. Si je l’eusse contraint
dès la première année, c’eut été à tort ».
Il me
semble bien que si les laïcs, depuis deux siècles, avaient agi de cette manière
dans leurs rapports avec les clercs, nous n’en serions pas où nous en sommes !
Quant à
nous, en tout cas, nous refusons absolument de nous taire sur la question des Cristeros, sous le prétexte qu’il
faudrait jeter sur les fautes de Pie XI le voile de Sem sur le patriarche Noé
qui venait d’expérimenter malencontreusement le jus de la vigne.
Le raisonnement faux 2 n’est que
trop visible.
Comme s’il
était du même ordre de trahir tout un peuple en l’abandonnant à ses bourreaux
et de s’enivrer ? Attacherait-on la même importance à un excès de table et à la
trahison publique d’un peuple qu’on abandonne dans un génocide qui a fait plus
de 100.000 morts, presque tous martyrs ! Même si la responsabilité de cette
trahison est difficile à apprécier.
Qui ne
voit les tourments de conscience 2, le trouble 2 des
fausses raisons 2, qui ne comprend que la faute du patriarche Noé n’était
qu’une faute privée, tandis que les actes posés par Pie XI et la curie romaine
à l’égard du Mexique sont des actes publics d’ordre politique.
Il eut
été mille fois préférable qu’au plan public Pie XI agisse comme il aurait dû,
et qu’il se conduise en ivrogne dans le Vatican. Nous ne l’aurions sans doute
jamais su, et l’eussions-nous appris que nous aurions pu et dû jeter le voile
de Sem sur son père Noé.
Mais sur
des actes publics, sur des positions politiques, nous ne le pouvons ni ne le
devons. Nous ne sommes pas ici sur le même plan.
Prenons
encore une fois modèle sur le bon roi Saint Louis et son conseiller le sire de
Joinville, qui nous rapporte ici quelques démêlés entre clercs et laïcs du XIIIe
siècle :
Il advint, après notre retour d’outre-mer,
que les moines de Saint-Urbain élurent deux abbés. L’évêque Pierre de Chalon
(que Dieu absolve) les chassa tous deux, bénit pour abbé Monseigneur de Mymeri
et lui donna la crosse. Je ne le voulus pas recevoir parce qu’il avait fait
tort à l’abbé Geoffroy, lequel avait appelé contre lui et était allé à Rome. Je
tins l’abbaye en ma main jusqu’à ce que ledit Geoffroy emportât la crosse et
que la perdît celui à qui l’évêque l’avait donnée. Pendant la contestation, l’évêque
me fit excommunier. Aussi y eut-il, à un parlement tenu à Paris, grand trouble
à cause de moi, de l’évêque de Chalon, de la comtesse Marguerite de Flandre et
de l’archevêque de Reims qu’elle démentit. Au parlement suivant, tous les
prélats prièrent le roi qu’il allât leur parler seul. À son retour, le roi vint
à nous [4]
qui l’attendions en la chambre du palais et il nous dit tout en riant les
tourments qu’il avait eus avec les prélats. Tout d’abord, l’archevêque de Reims
avait dit : « Sire, que me ferez-vous pour la garde de Saint-Rémi de Reims
que vous m’enlevez ? Car, par les saints qui sont ici, je ne voudrais pas, pour
tout le royaume de France, avoir un péché tel que le vôtre.
- Par
les saints qui sont ici, fit le roi, vous le feriez bien pour Compiègne, à
cause de la convoitise qui est en vous. De nous deux, l’un est donc
parjure ».
- L’évêque
de Chartres me requit, fit le roi, de lui faire rendre ce que je retenais de
son bien. Je lui répondis que je n’en ferais rien, tant que mon dû ne serait
pas payé. Je lui dis qu’il était mon homme, ayant mis ses mains dans les
miennes, et qu’il ne se conduisait ni bien, ni loyalement envers moi quand il
me voulait déposséder. Ce fut le tour de l’évêque de Chalon : « Sire, que
me ferez-vous pour le seigneur de Joinville qui enlève à ce pauvre moine l’abbaye
de Saint-Urbain ?
- Sire
évêque, fit le roi, vous avez établi entre vous que l’on ne doit entendre en
cour laïque aucun excommunié. Or, j’ai vu par une lettre scellée de trente-deux
sceaux que vous l’êtes. Je ne vous écouterai donc pas tant que vous ne serez
absous ».
À la
lecture de ces propos, de ces réparties cinglantes sortant de la bouche d’un
saint et d’un laïc, parlant aux premiers prélats du royaume, en plein siècle de
foi, on ne peut qu’imaginer les cris d’horreur et de réprobation qui s’élèveraient
si l’un d’entre nous, aujourd’hui, en disait seulement le dixième au dernier de
ces moinillons ou de ces petits abbés qui se prennent au sérieux !
Le
choix des lectures
Notons
encore un signe extérieur qui tient dans le choix des lectures. La réduction à
ses débuts comme dans sa suite a toujours pour effet de supprimer les lectures
à aspect positivement antilibéral, celles qui visent les hérésies du moment et
leurs fauteurs ou celles qui conseillent utilement la lutte pratique contre l’erreur
et ceux qui la propagent.
Certains
ouvrages sont caractéristiques à ce sujet, par exemple « Le libéralisme est un péché » de
Don Sarda y Salvany. Quand vient leur
défaveur, vous pouvez être certain que quelque chose se passe. D’abord on
en réduit un peu les lectures. Puis beaucoup. Puis on les supprime, mais on continue
à en parler. Puis on n’en parle plus mais on continue à le vendre. Enfin on n’en
parle plus et ne le vend plus.
Et la
même courbe peut s’analyser parfaitement sur tous les ouvrages un tant soit peu
combatifs, vraiment antilibéraux, capables de donner efficacement le courage et
le zèle vrai, en éclairant réellement la route sur les pièges de l’ennemi.
Mais
rassurez-vous, on a remplacé ces lectures par des écrits de saints d’une haute
spiritualité. N’espère-t-on pas qu’elles vous aideront à atteindre la voie
unitive ? Mais cela évoluera aussi. La courbe est amorcée. On n’en viendra pas
bien sûr tout de suite à Congar et Chenu, mais cela risque bien de n’être qu’une
question de temps, si l’autorité personnelle du fondateur faiblissant de plus
en plus, il arrive à être lui-même écarté.
Pour le
moment, on n’en est qu’à des tourments de conscience 2 du genre
suivant : « Vous comprenez, Don
Sarda, c’est bien, mais cela survoltait trop les gens. En s’en allant, ils n’avaient
retenu que la première semaine et don Sarda. Et huit jours après, ils n’avaient
plus retenu que Don Sarda ». Et certes, s’ils n’avaient retenu que
cela, ce n’était déjà pas si mal !!
C’était
même déjà beaucoup, et c’est même à cause de cela qu’ils « tenaient ».
Maintenant qu’ils n’ont même plus cela à retenir, il ne leur restera que
quelques boniments creux, et des discours de spirituel pur, sans impact
pratique, qui s’envoleront en fumée à la première « trempette » dans
l’esprit du monde !
Supprimer
l’impact concret pour espérer atteindre plus haut et mieux, c’est prétendre
voler sur les ailes d’Icare. C’est le prototype même de la fausse raison 2.
Du
temporel à la stratosphère
Un autre
impact concret qui n’a pas fini de gêner certains, et auquel on ne tarde pas à
s’en prendre lorsque s’opère la réduction, c’est la Royauté sociale de Notre
Seigneur Jésus-Christ. Oh ! généralement on ne nie pas de front cette
doctrine. Mais on en parle mal, on évite d’en parler comme il faut ou d’en
parler tout court. Ainsi, reconnaissez sans tarder que la réduction est en
cours chez ceux qui viendront vous dire : « Vous parlez du règne social de Notre Seigneur Jésus Christ, mais
êtes-vous bien sûr de ne pas l’attendre à la manière des apôtres le soir du
jeudi saint, qui espéraient l’avènement d’un roi temporel ? »
Est-ce
que... Et si... conditionnels bien caractéristiques des tourments de conscience
2 auxquels le cornu espère vous troubler 2. Transfert,
ici encore, du plan objectif des devoirs d’état que nous devons remplir au
service du Christ Roi pour qu’il règne sur nous, nos familles et nos cités, au
plan subjectif de nos intentions, qui sont hélas, toujours imparfaites. Fausses
raisons 2 bien propres à nous empêcher 2 d’aller de l’avant
2 avec lesquelles je gage que Constantin ou Clovis n’auraient pas fait
ce qu’ils on fait !
Les Jésuites
teilhardiens de ma jeunesse me le disaient déjà il y a 25 ans. Les pères de
Chabeuil nous ont aussi suggéré d’en parler moins et de vérifier nos intentions
en 1965, et Jean Ousset, qui n’en était pas encore au sociabilisme, leur
répondit en son temps. Est-ce à nous, pauvres hommes, de redire aujourd’hui
bien haut : Le Christ est Roi. Nous voulons qu’il règne sur nous, car il n’est
de salut en aucun autre. Et nous nous mettrons en bandoulière les subtilités
des ecclésiastiques en voie de réduction, qui voudraient bien que, nous en
parlions moins fort, et que nous bornions notre zèle à leur envoyer de l’argent
et des recrues.
Le processus interne de la réduction
Sans
pouvoir tout dire du processus habituel par lequel se déclenche et s’organise
le phénomène de société de pensée à l’intérieur d’une institution, on peut en
désigner deux aspects principaux qui tiennent aux hommes d’une part, et à la
pensée ou aux « idées » d’autre part.
L’aspect
qui concerne les hommes est généralement le plus méconnu, le plus mal discerné,
spécialement chez les clercs, depuis deux cents ans. L’exercice du jugement au
for externe est en effet fondamental ici, alors que les clercs, par métier,
sont plus portés à chercher la perfection du for interne qu’à observer les
comportements sociaux des individus, et leurs qualités humaines. Or pour lutter
contre les sectes et contre les phénomènes sociologiques qu’elles ont mis au
point, il est nécessaire de voir d’abord qu’un traître est un traître, même s’il
est gentil et suave ; qu’un homme droit est un homme droit, même si on le
trouve un peu dur ; qu’une « cloche » est une « cloche »,
même s’il est pieux et ascète. Et il est essentiel d’en tirer les attitudes
pratiques qui s’imposent, et de s’y tenir avec logique et continuité.
Dans un
groupe humain, les phénomènes de société de pensée sont favorisés par deux
genres de personnes : en creux par de braves gens ; en relief par les
organisateurs.
Les
braves gens sont inconsciemment le terrain favorable à l’action du noyau
dirigeant parce qu’ils ne s’y opposent pas. C’est pourquoi je dis qu’ils
favorisent « en creux » le phénomène. En effet, par manque de
jugement, ils écoutent volontiers les voix suaves et pleines d’onction des
libéraux, qui savent marcher à pas feutrés, et graduer leurs propos. Ils sont
influençables, et sont, sans le vouloir, les agents propagateurs des
« idées », tendances et opinions qui leur sont suggérées directement
par les libéraux infiltrés, ou indirectement par d’autres braves gens comme
eux, qui ont subi la même influence. Et comme cette dernière est soigneusement
dissimulée, ils n’en ont pas conscience, et sont heurtés dans leur sensibilité
par la seule évocation qu’ils puissent participer à un semblable jeu. Si bien qu’ils
seront mécaniquement en opposition avec les antilibéraux susceptibles de les
éclairer, et en réserve à leur égard, les trouvant trop durs, trop entiers, ou
téméraires dans leurs jugements. C’est ainsi que peu à peu les hommes de bien
non libéraux, deviennent entachés de libéralisme sans s’en rendre compte, et
sans qu’on puisse le leur dire. Ils sont alors, progressivement, les meilleurs
auxiliaires du noyau dirigeant, et les principaux démultiplicateurs de leur
action. C’est eux que le noyau dirigeant occulte poussera peu à peu à tous les
postes clefs, tandis que lui-même restera dans l’ombre.
Il va
sans dire que cette évolution est d’autant plus rapide et difficile à éviter
que la communauté sera plus nombreuse et constituée d’individus plus jeunes et
dépourvus d’expérience, donc très influençables au plan des personnes et plus
favorables par le nombre à la fermentation des « idées ».
Quant aux libéraux noyauteurs, ils sont
« en relief », les agents moteurs du phénomène. Et comme il y suffit
de quelques individus, souvent un ou deux, il est très difficile de les
discerner à cause de leur fausseté. Celui-là, ou ceux-là, par
cercles concentriques, selon les degrés de leur initiation, c’est-à-dire de
leur connaissance de la nature exacte du rôle qu’ils jouent, sont plus ou moins
habitués à dissimuler méthodiquement ce rôle, à se cacher, à ne pas agir
directement, mais toujours par personnes interposées. Et leur ruse réussit d’autant mieux que si les méchants sont
généralement malins, les bons ne le sont presque jamais. Du reste l’un des
premiers soucis et des plus continus de leur action, est d’éliminer avant tout
ceux dont ils peuvent craindre le jugement assez aiguisé pour les désarmer tôt
ou tard, les désigner, et dévoiler leur manœuvre ; ce qui est la seule manière
efficace de neutraliser leur action. C’est
dans les phénomènes de rejet que l’on peut souvent discerner le mieux les
ficelles du noyau dirigeant.
Ainsi,
au plan des hommes, s’établissent et se renforcent des circuits d’influences
personnelles, dans lesquels tous ont place, et qui établissent une sélection.
Au terme de celle-ci, les postes clefs, les grades hiérarchiques sont occupés
par de braves gens de bonne doctrine et de bonnes mœurs, mais dépourvus de
jugement, et placés sous influence d’un noyau dirigeant occulte, qui détient
sans être vu, la réalité du pouvoir. La place est investie, et en croyant agir
d’eux-mêmes et pour des motifs louables, les braves gens éliminent les
meilleurs, isolent les durs, neutralisent leur action, les font partir de l’œuvre
avant qu’ils ne puissent devenir dangereux pour les noyauteurs.
Et comme
je suis accusé d’être dur, j’entends d’ici les bons prêtres et les bons clercs
qui me liront s’écrier : « Adrien
Loubier exagère ! Un noyautage dans nos congrégations traditionalistes !
Ce n’est pas possible ! »
Pardi !
Voilà deux siècles que le phénomène s’est déroulé partout. Depuis 50 ans, tous
les ordres, tous les séminaires, toutes les congrégations, toutes les abbayes
ont été noyautées par des judéo-maçons et leur cortège de libéraux ; et vous
voudriez croire que l’ennemi va cesser de s’intéresser aux îlots de résistance
catholique qui se sont formés, au moment où des fondations constituent
peut-être l’amorce d’une renaissance catholique...? Mais vous rêvez ! Ne
pas croire que c’est plus spécialement aux fondations traditionalistes qu’à
tout autre, que s’intéressent nos ennemis, c’est se cacher la tête sous le
sable comme l’autruche pour ne pas voir le danger !
Mais
tandis qu’au plan des hommes se joue le jeu de la sélection, les discussions s’amorcent.
Une fermentation « d’idées » se crée et se propage. La grande
question est de savoir s’il faut vraiment être si dur, s’il est bien opportun d’aborder
tel sujet grave et brûlant, ou tel autre difficile à résoudre. L’avis d’Untel
ne vaut-il pas le vôtre ? Ne serait-il pas plus prudent de se taire ?
Naturellement,
diverses calomnies mal analysées et généralement subtiles sont répandues sur
les antilibéraux, et les prétendus fruits amers de leur zèle indiscret. Ils
parlent trop, ils sont trop durs, c’est peut-être de notre faute...
Les
odeurs du diable y sont toujours reconnaissables. Toute cette fermentation
« d’idées » met essentiellement en jeu l’imagination, sous forme de
questions dubitatives qui provoquent le trouble 2 sans jamais rien
résoudre.
Et si
des accords avec Rome étaient possibles... Et si l’on est trop dur, il n’y aura
plus d’ordination... Et si Untel commettait des bévues, on serait
« mouillé » avec lui... Et si l’on se trompait... les gens n’auraient
pas confiance. Et si... Et si...
Peu à peu
se dégagent ainsi diverses « opinions moyennes », toujours en voie de
réduction. L’engrenage tourne. En se plaçant apparemment au niveau du
contingent, on a fait pratiquement admettre qu’il convient de taire telles ou telles
vérités, et de ne plus attaquer telles ou telles erreurs. La liberté de pensée
s’installe à pas feutrés, étayée par une forme insidieuse d’égalité de
considération entre les diverses opinions, pourvu qu’on recherche l’accord
fraternel sur le fond commun.
Ainsi
les idées-forces se diluent, la doctrine est peu à peu mise en sourdine, en
commençant par ses aspects les plus gênants, dont les plus essentiels du
moment. On ne combat plus. On est en train de se réduire.
Alors que faire ?
Alors
que faire ? Faut-il baisser les bras ?
Je n’hésite
pas à dire que bien souvent, quand on s’aperçoit du jeu, il est trop tard.
Humainement tout est perdu.
Et si l’on est à l’extérieur, et que
déjà l’on ne veut plus vous écouter et pas même vous recevoir, il n’y a plus qu’à
prier. Prier pour ceux que l’on a soutenus, pour qui l’on s’est compromis, qui
nous ont fait du bien, mais dont on voit qu’ils commencent à nous faire du mal.
Prier, parce que c’est un devoir, mais avoir le courage de se détacher.
« Maudit l’homme qui se confie dans l’homme ».
Nul n’a le droit d’alléger sa conscience dans l’inconditionnalité à des hommes,
même des clercs, surtout par des temps aussi troublés. Ayons présent à l’esprit
le principe et fondement de Saint Ignace : Nous devons faire usage des choses
créées, même des hommes, et notamment des clercs, autant qu’ils nous aident
dans la poursuite de notre fin. Et nous devons nous en détourner autant qu’elles
nous en empêchent.
Et notre
fin, ce n’est pas de recruter du monde et d’envoyer de l’argent, mais de louer,
honorer et servir Dieu et par ce moyen de sauver notre âme.
C’est
donc un devoir d’être en garde, de veiller et de prier, et de n’accorder aucune
confiance aveugle à qui que ce soit. Et si l’on a la certitude que la réduction
est en cours dans telle œuvre, telle association, telle congrégation, il faut s’en
détacher et se tenir en garde critique sur tout ce qui nous arrive d’elle.
Quant à
ce qu’il convient de faire si l’on est à l’intérieur, je ne le sais que trop.
Dans son profil général, je l’ai exposé par ailleurs [5].
Il serait bien long de le redire, et cela ne servirait à rien. Ainsi que le dit
Saint Alphonse de Ligori [6],
la grande tentation du prêtre c’est l’orgueil. C’est pourquoi Saint Benoit,
dans sa règle, avait prévu tant de moyens pour maintenir spécialement dans l’humilité.
Je sais donc à l’avance qu’aucun clerc ne m’écouterait.
On l’a
souvent dit, le mécanisme sociologique des groupes réducteurs, des sociétés de
pensée, est analogue, dans sa logique de fonctionnement, aux engrenages d’un
mécanisme. Pour le neutraliser, il faut le briser en rompant la fraternité. Et
pour l’empêcher de se créer ou d’apparaître dans une société, il faut imposer à
celle-ci un autre engrenage, par exemple celui d’une règle.
Mais
laissons plutôt la parole à un moine célèbre : « La règle que nous promettons de suivre est comme un ENGRENAGE SACRÉ et
BIENFAISANT ; quand on se laisse prendre docilement dans cet engrenage, l’âme
en sort broyée dans ses parties mauvaises, mais libre de toute attache et extrêmement
agréable à Dieu. Notre saint législateur nous le fait entendre, en termes
remarquables, à la fin du chapitre de l’humilité » [7].
Voilà
deux siècles que les congrégations, les séminaires, les couvents, les abbayes s’écroulent
les uns après les autres, toujours de la même manière. Et toujours au moment
crucial, quelqu’un vient dire : « vous
comprenez, la règle n’est plus applicable ; il faut changer les constitutions ».
Et tout s’effondre, tout part à vau l’eau !
Vous ne
voudriez pas qu’un pauvre père de famille qui n’a même pas fait d’études de
médecine vienne alors pousser ce cri du bon sens : « Non ! le vrai remède
est dans le retour aux sources, dans l’application intégrale de la règle et des
constitutions, parce qu’elles sont le fruit de la sagesse de l’Église, de l’expérience
des siècles, et de la sainteté du fondateur ? » Qui consentirait à l’écouter
?
Adrien Loubier