mercredi 27 mars 2019

Les idéologues aux commandes

L'évolutionnisme teilhardien s'infiltre avec la plus grande facilité dans la mentalité de tout homme qui appartient, quel que soit son niveau social, à la société de masses. Un tel homme est incapable de contrôler les affirmations catégoriques, orchestrées par une publicité adéquate, de l'évolutionnisme « mystique » et mystificateur. Il est établi dans une sorte de monde imaginaire, fait de lectures hâtivement amalgamées d'ouvrages de seconde ou de troisième main, de « digests », de journaux, d'auditions de radio ou de visions de télé, où n'entre jamais la moindre dose d'expérience personnelle. Un tel homme est d'une invraisemblable crédulité : sa faculté de croire est proprement sans limites. Plus une allégation est sujette à caution, plus elle a de chances d'être reçue par lui avec faveur, pourvu qu'elle s'enveloppe d'un langage « scientifique » : l'autorité de « la science » en garantit alors la « réalité». L'univers de fictions dans lequel cet homme se complaît se trouve ainsi renforcé. Il s'y enferme dans une citadelle qu'aucune argumentation ne peut emporter.

L'homme moderne se nourrit de mots dont il est incapable de vérifier la correspondance aux réalités qu'ils signifient. « Évolution » en est un, et des plus efficaces. Son influence est en raison directe de son caractère verbal, de sa vacuité substantielle. Il correspond aux besoins de changement, à l'état d'insatisfaction continue du Moi à l'endroit de lui-même. Le propre de l'idole est en effet d'être décevante. Le Moi séduit, mais leurre sans cesse le Moi. Le Moi se laisse ainsi emporter dans un mouvement sans arrêt, dans une aspiration infinie vers son image toujours changeante. L'évolution en est la justification euphorisante qui soustrait le Moi à son malaise foncier, à l'angoisse qu'il éprouve devant son vide intérieur. Elle bourre d'optimisme son inquiétude. L'évolution est le « tranquillisant » spirituel par excellence qui attise les revendications du Moi sans que jamais la note à payer ne lui soit présentée. Elle les « absolutise » en les insérant dans la ligne de son progrès « inéluctable ». Toutes les requêtes du Moi doivent être exaucées. C'est une loi universelle. Et quiconque s'y oppose est un « sale réactionnaire » qui sera balayé par l’Histoire.

On voit de quelle force prodigieuse de mystification est douée l'évolution. Elle pourvoit les faibles, les médiocres, les incapables, d'une volonté de puissance indéfinie. On ne remarquera jamais assez que, dès qu'on croit à l'évolution, on se situe immédiatement à la tête de son cours. Il est impossible alors d'être dépassé, d'être laissé en arrière, d'être entraîné. On précède, on guide, on mène. L'évolution transforme ainsi les ratés et les mécontents d'eux-mêmes en meneurs. L'humanité est entre leurs mains telle que leur imagination se la représente: une masse fluide où ils impriment leur propre image toujours transformée. Car pour garder sa place au sommet de l'évolution, il importe de changer sans cesse ou, ce qui revient au même, d'être insaisissable, évanescent, sybillin, de parler pour ne rien dire, le propre de la parole qui ne signifie rien et qu'on se dispose à trahir aussitôt étant de voler, de couler, de fluer comme l'évolution elle-même. Le bavardage, la verbosité, le verbiage sont toujours les caractères dominant des fanatiques de l'évolution. Lorsqu'un homme s'abuse sur ses dispositions et en vient à occuper dans la hiérarchie de l'être la place que ses aptitudes, ses dons, son être même ne lui destinent pas, on peut être sûr qu'il deviendra tôt ou tard un adepte de l'évolution généralisée. Pour sortir de son intolérable erreur, il lui faut être guide, chef, apôtre. À cet égard, la plupart des prêtres qui ont manqué leur vocation et qui substituent le dieu de leur imagination au Dieu de l'Évangile sont guettés par le teilhardisme : ils y succombent presque tous. L'évolution leur communique une bonne conscience du pouvoir dont ils disposent sur les âmes. Ils s'appliquent à les pétrir, à les façonner, à les adapter à l'évolution qui est aussi leur volonté de puissance, leur prurit de domination, l'expression totalitaire de leur Moi, l'épanchement triomphal de leur subjectivité. Tous sont atteints d' « apostolite » aiguë. Ils sacrifient tous allègrement la vérité à l'efficacité, c'est-à-dire à eux-mêmes.

L'évolutionnisme est la religion de Narcisse en extase devant son image reflétée dans le devenir universel. Il sonne le glas de l'intelligence. Et si le teilhardisme ne semble plus guère occuper une place majeure dans l'Église de la fin du XXe siècle, c'est qu'il l'a totalement envahie et fait corps avec elle.



-Marcel de Corte, L'intelligence en péril de mort. Editions de l'Homme Nouveau. 2017. Paris. P. 145-147.

vendredi 22 mars 2019

La morale communiste dans le monde moderne

Les cinq étapes de l’histoire. L’homme est un fruit de l’évolution qui a parcouru, selon le
communisme, cinq étapes principales :
La première, très longue et très lente, a vu émerger l’humanité à partir d’un troupeau de singes, où l’instinct a évolué vers l’usage d’instruments distincts de nos membres. C’était l’âge d’une société sans classe, et donc, communiste, mais rudimentaire.

Les trois étapes suivantes se caractérisent par la lutte des classes qui ont dû se constituer pour accélérer le mouvement vers la perfection. Dans l’antiquité, c’est l’âge de l’esclavage, où les riches possèdent tout, même leurs serviteurs. — Au Moyen Âge, c’est le temps de la féodalité où les riches possèdent le sol auquel restent attachés les serfs. — Depuis la Révolution, c’est l’âge du capitalisme où les riches possèdent les moyens de production et vivent aux dépens de l’ouvrier. Le progrès de l’histoire amènera enfin la cinquième étape, celle du communisme où l’on retrouve la société primitive, sans classe, mais arrivée désormais à sa perfection pour le plus grand bonheur de l’humanité.

La véritable valeur de l’homme en cette dernière étape est d’être un travailleur, un « producteur » digne de faire partie de la classe ouvrière désormais régnante. Au terme de l’évolution, l’individu, pour le communisme, sera pleinement absorbé par sa classe ; éduqué par elle dès sa plus tendre enfance, il trouvera son bonheur à la servir sans plus aucun désir ni de solitude, ni d’activité personnelle. À ce point de vue, la femme sera l’égale de l’homme : l’organisation sociale cherchera à la décharger le plus possible du fardeau de la maternité, pour qu’elle puisse réaliser son rôle essentiel d’ouvrière.

Tout dans cette culture nouvelle entraîne la destruction de la famille. L’institution du mariage monogame et indissoluble est considérée comme le fruit du système économique capitaliste : elle est née, dit Engels, « de la concentration de grandes richesses dans les mêmes mains, celles d’un homme, et du désir de transmettre des richesses par héritage aux enfants de cet homme à l’exclusion de tout autre… Les moyens de production une fois passés à la propriété commune, la famille individuelle cesse d’être l’unité économique de la société. La garde et l’éducation des enfants devient une affaire publique : la société prend un soin égal de tous les enfants, qu’ils soient légitimes ou naturels ». Le communisme ne voit dans l’union de l’homme et de la femme que la poussée inférieure de l’« instinct sexuel », comme chez les animaux ; il est moral, dit-il, de satisfaire à ce besoin, aussi bien qu’à celui de boire et de manger. Le mariage devient un simple contrat individuel que l’on peut légitimement briser « dès que surgit l’antipathie ou l’indifférence » ou qu’un attrait plus puissant s’impose : c’est l’union libre. L’inconvénient du système est d’occasionner la dénatalité ; car les enfants nombreux restent la grande richesse sociale, en renouvelant l’armée des travailleurs. La société résoudra le problème en organisant des maternités, des crèches où mères et nouveau-nés jouiront des soins réservés actuellement aux riches ; puis, des jardins d’enfants où seront recueillis les futurs citoyens pour apprendre leur vie sociale ; ils passeront de là dans les usines ou les fermes socialisées où le travail fera leur bonheur, à moins que leurs dispositions ne les dirigent vers les hautes études où ils serviront leur classe par le labeur de l’esprit.

Cet idéal est sans doute radicalement opposé aux plus profondes aspirations du cœur humain ; mais au point de vue des communistes pour qui « il n’y a rien de définitif, d’absolu, de sacré », mais un déploiement ininterrompu de phénomènes, la situation présente doit nécessairement évoluer vers un état social qui rendra naturelle et spontanée cette vie grégaire où l’individu sera tout entier pour la société.

La vie morale : Égoïsme de classe. « Toute l’éducation, dit Lénine, tout l’enseignement et toute la formation de la jeunesse contemporaine se résument dans l’apprentissage de la morale communiste » et celle-ci « est entièrement subordonnée à l’intérêt du prolétariat et aux exigences de la lutte des classes ». On peut considérer cette morale, au terme de l’évolution ou dans l’état présent.

Au terme de l’évolution, la société deviendra « une collectivité sans autre hiérarchie que celle des systèmes économiques », ayant pour unique mission la production dés biens par le travail collectif et pour unique fin la jouissance de ces biens terrestres dans une vie où « chacun donnera selon ses forces et recevra selon ses besoins » ; elle formera comme une pyramide de soviets : les diverses professions, à la base, auront leurs soviets ou conseils particuliers chargés de pourvoir à leur intérêt propre ; ceux-ci enverront des délégués aux soviets supérieurs, régionaux ou nationaux jusqu’au Conseil suprême, chargé d’établir le plan général de production le plus favorable au bien commun. L’État deviendra ainsi une vaste coopérative de production et les formes actuelles de gouvernement seront abandonnées comme inutiles.

Alors, la classe ouvrière ayant absorbé toute l’humanité, disparaîtront toutes les causes d’antagonisme et de guerre fournies par les différences de patries ou de conditions sociales : ce sera la paix définitive, où chacun trouvera sa joie à se dévouer pour tous ses frères ouvriers, donnant volontiers ce qu’il peut, l’ingénieur son travail d’esprit et de direction, le manœuvre sa force musculaire, sûr de voir ses besoins satisfaits, dans la vieillesse et la maladie comme dans la santé et le travail. Les chefs assureront l’exercice de la pleine justice égalitaire et les sujets en jouiront dans l’exercice de l’entraide et de la charité universelle. Ainsi reparaît l’idéal de l’« altruisme mondial » régnant sur les ruines de tous les égoïsmes, vraie vision apocalyptique du « paradis sur terre ».
Mais le temps actuel est encore loin de cet idéal. La moralité d’inspiration religieuse et le code des lois en vigueur dans les États capitalistes sont évidemment caduques, comme l’institution de la famille ; la loi du progrès en amènera fatalement la ruine. Mais les communistes estiment qu’ils ont un rôle à jouer dans cette évolution : « Insistant, dit Pie XI, sur l’aspect dialectique de leur matérialisme, ils prétendent que le conflit qui porte le monde vers la synthèse finale peut être précipité grâce aux efforts humains. C’est pourquoi, ils s’efforcent de rendre plus aigus les antagonismes qui surgissent entre les diverses classes de la société. La lutte des classes avec ses haines et ses destructions prend l’allure d’une croisade pour le progrès de l’humanité ». À leur point de vue, c’est un acte de dévouement à la classe ouvrière que de fomenter des grèves, des révolutions, des guerres ; s’ils s’allient à d’autres groupements pour obtenir des réformes, ce n’est point pour stabiliser la situation, mais pour « commencer » le bouleversement total. Tant que la transformation des paysans et des petits bourgeois ne sera pas obtenue, la lutte devra continuer. Staline a dressé dans ce but un plan de guerre avec une tactique savante et méthodique. Le but immédiat à obtenir est le renversement de l’État capitaliste pour instaurer la « dictature du prolétariat », comme en Russie soviétique. Dans cette situation de transition, le rôle principal est joué par le Parti, minorité de communistes convaincus qui poursuivent l’éducation des masses en extirpant progressivement les restes d’esprit bourgeois et capitaliste.

La vie religieuse : Athéisme militant. Un des obstacles les plus essentiels à extirper, aux yeux du communisme, est la religion et la croyance en Dieu. « La religion est l’opium du peuple » : cette sentence de Marx, dit Lénine « constitue la pierre angulaire de toute conception marxiste en matière de religion ». Celle-ci « est un aspect de l’oppression spirituelle qui pèse toujours et partout sur les masses populaires accablées par le travail perpétuel au profit d’autrui, par la misère et la solitude. La foi en une vie meilleure dans l’au-delà naît tout aussi inévitablement de l’impuissance des classes exploitées en lutte contre les exploiteurs que la croyance aux divinités, aux miracles, aux diables… naît de l’impuissance du sauvage en lutte contre la nature ». Tandis qu’elle berce « de l’espoir d’une récompense céleste celui qui peine » dans la pauvreté, elle permet au riche de jouir en paix de ses rapines à condition de faire quelques actes de charité facile.

Cette conception religieuse comporte, comme la morale, le double aspect de l’achèvement et de la préparation. Dans la société pleinement évoluée, l’idée de Dieu sera absente, et le « confort » obtenu comme fin dernière éteindra toute velléité de culte ou de religion. Mais dans l’état de transition, l’un des plus rigoureux devoir du communiste « pur », membre du Parti, est d’être athée militant : les efforts de tout genre, soit pour détruire les restes de croyance en Dieu dans les masses prolétaires, soit pour empêcher leur éclosion dans l’éducation de la jeunesse sont un des meilleurs services à rendre à la classe ouvrière.



-P. François-Joseph Thonnard, A.A. Précis d'histoire de la philosophie. Desclée de Brouwer. 1966. Pp. 773-992.

mardi 19 mars 2019

Le Premier Patron du Canada

Cet article provient du site Mission saint Jean de Brébeuf, pour le catholicisme en Canada français. Bonne lecture!


Nous avons la joie de publier ici le texte d’un tract datant du début du XXe siècle, qui présente le patronage particulier de Saint Joseph sur le Canada.
Le Premier Patron du Canada
par le
R . P . LECOMPTE, S. J.
   Cum permissu Superiorum
    _______
Nihil obstat.
   E. HEBERT, Censor Librorum.
Imprimatur.
   + GEORGES, évêque de Philippopolis.
16 mars 1919.

Le premier Patron du Canada
________

img_0454Dès les premiers temps de la colonie, saint Joseph fut choisi pour son Patron spécial et son Protecteur. Le Canada devançait ainsi la sainte Église elle-même, qui ne devait se le donner comme Patron qu’en 1870. Pouvait-on faire un choix plus excellent ?
M. l’abbé Charles Sauvé, S.-S., dans son admirable livre sur le Culte de Saint Joseph, nous fait pénétrer dans cet Éden délicieux que fut à Nazareth la Sainte Famille de Jésus, Marie et Joseph. De là, remontant au sein de la Divinité, il crayonne en traits magnifiques les grandes lignes du plan divin relatif au mystère de l’Incarnation : Jésus prédestiné au-dessus de tous les hommes et de tous les anges, de tous les mondes, en tête du « Livre de vie », livre de grâce, de gloire, d’amour et de bonheur éternels. Après Jésus, pour Jésus, avec Jésus, Marie prédestinée au-dessus de toutes les créatures, Mère du Dieu vivant, dont le nom ne fut jamais séparé dans la pensée de Dieu du nom de Celui qui devait être la Vie du monde. Au-dessus des anges et des autres saints, Joseph après Marie est choisi, préféré, prédestiné pour elle et pour Jésus ; par son mariage virginal avec Marie, Représentant de l’éternelle paternité du Père qui est dans les cieux, il préparera au monde en union avec la Vierge Mère, le souverain Prêtre et la divine Victime, et par sa sainteté sera digne de ce rôle incomparable à l’égard de Jésus et de Marie.
C’est en effet dans ce rôle que l’on trouve l’explication de toutes les grandeurs qui font de Joseph un saint unique, sans rival après l’auguste Mère de Dieu.
Saint Joseph devait avoir sa part au mystère de l’Incarnation, part discrète sans doute mais déjà si pleine de beauté et d’harmonie. Ainsi Dieu le voulut digne du Verbe Rédempteur et de sa Mère ; veillant dans sa Providence spéciale sur l’ordre hypostatique, il le fit pour le service et le charme céleste des deux personnes qui lui étaient le plus chères ; et peut-être n’irons-nous pas trop loin, si nous conjecturons avec de graves théologiens que la ressemblance physique, que l’on se plaît à reconnaître entre Jésus et Marie, se retrouvait encore à un certain degré en Joseph, sorti comme la Vierge de la même tige de Jessé, issu de la même famille royale de David.
Mais que dirons-nous des dons de l’âme, dons naturels d’abord : intelligence, bonté, tact, distinction, prudence, qui rapprochaient Joseph de Marie, selon cet aphorisme que l’amour, l’amitié trouve l’égalité entre deux âmes ou la fait ? Plus encore, les dons surnaturels devaient rendre l’âme de l’époux de Marie et du père nourricier de Jésus capable d’entrer comme de plain-pied dans la merveilleuse région des mystères divins et d’y évoluer à l’aise. Rôle à la fois sublime et effacé : afin de couvrir de son ombre, pendant trente années, contre les regards indiscrets des contemporains, le double éclat, inconnu jusqu’alors, de la virginité d’une mère et plus encore de la divinité d’un fils, il s’interposa entre eux et la foule, semblable à l’un de ces beaux nuages lumineux qui, arrêtant les rayons de l’astre du jour en les absorbant, ne laissent plus venir jusqu’à nous qu’une lumière voilée et une douce fraîcheur. Pour être préparé de longue main à pareille fonction, saint Joseph fut, nous pouvons le croire, sanctifié dès le sein de sa mère, orné des vertus divines et des dons de l’Esprit-Saint, et même tellement libéré de toute concupiscence que, par respect pour la plus pure des vierges et pour son Fils infiniment saint, Dieu ne laissa peut-être jamais s’élever dans son âme le moindre de ces mouvements dont les plus grands saints, d’ordinaire, ne sont pas exempts. — Pour marquer d’un seul trait les grâces suréminentes que Dieu avait départies à Joseph en vue de sa suréminente dignité, les théologiens disent avec Suarez qu’il « appartient à l’ordre hypostatique ». L’Église, voulant dans sa liturgie se mettre plus à la portée des fidèles, emploie l’expression plus accessible mais non moins profonde que saint Joseph « appartient à la Sainte Famille », qu’il est « le Chef de la Sainte Famille ».
Après un tel rôle, et rempli si magnifiquement, il ne faut point s’étonner de voir Joseph occuper dans le ciel une place à part, au-dessous sans doute de la Reine Mère, mais au-dessus de tous les anges et les saints. La Sainte Famille s’est reconstituée au ciel : Jésus, Marie et Joseph ne se séparent pas plus là-haut qu’ici-bas. En instituant la fête de la Sainte Famille, l’Église n’a pas voulu seulement nous rappeler un souvenir, mais proposer à notre culte une réalité, une actualité. Après la Trinité trois fois Sainte, ce groupe incomparable fera le ravissement des élus pendant l’éternité.
img_0457
La gloire de Joseph dans le ciel n’a eu son reflet sur la terre que longtemps après les splendeurs du culte prodiguées à Jésus et à Marie. On eût dit que le Père nourricier de Jésus et l’Époux virginal de Marie, cessant son rôle d’ombre tout en gardant celui de personnage discret et silencieux, se retirait à l’écart pour permettre désormais au Verbe incarné et à sa Mère de briller sans voile et de s’imposer ainsi plus rapidement aux hommages de l’univers.
Le culte du saint Patriarche apparut d’abord en Orient, notamment chez les Coptes; de là il passa en Occident où l’on vit, au XIIe siècle s’élever, une église en son honneur, et bientôt surgir des âmes saintes vouées au culte nouveau, un saint Bernard, un saint Thomas d’Aquin, une sainte Gertrude, le chancelier Gerson, mais surtout la grande réformatrice du Carmel, sainte Thérèse qui, dans une page célèbre, rendit à saint Joseph un témoignage dont l’extraordinaire influence se fait encore sentir. — C’est sous le pontificat de Sixte IV vers la fin du XVe siècle, que fut instituée, le 19 mars, la fête de Saint Joseph. Grégoire XV, en 1621, la déclara fête d’obligation. Sainte Thérèse avait su inspirer à ses filles la dévotion qui lui tenait tant au cœur : une fête nouvelle y prit naissance qui peu à peu se propagea d’un diocèse à l’autre, à mesure que les évêques la demandaient, c’était la fête du Patronage de Saint Joseph. Pie IX, très dévot au Patriarche, se chargea, en 1847, de l’étendre à toute l’Église. Ce fut lui encore qui, le 8 décembre 1870, alors que sous un ciel chargé d’orages l’effroi étreignait tous les cœurs, proclama saint Joseph Patron de l’Église universelle.
Nous n’avons encore parlé que de l’Europe. — Le Père Faber, dans son livre si pieux, Le Saint Sacrement, racontant la naissance et les progrès de la dévotion au saint Patriarche, trace en quelques lignes graphiques ce qu’elle fut à l’origine du Canada : « Puis, lorsqu’elle eut rempli toute l’Europe de ses suaves parfums, elle traversa l’Atlantique, s’enfonça dans les forêts vierges, embrassa tout le Canada, devint pour les missionnaires un auxiliaire puissant; et des milliers de sauvages firent retentir, au coucher du soleil, les bois et les prairies du Nouveau Monde des hymnes en l’honneur de saint Joseph et des louanges du Père nourricier de Notre-Seigneur » (Cité par l’abbé Ch. Sauvé, op. cit.: p. 386).
img_0458
Il est certain que le Canada s’est de tout temps distingué par sa dévotion à saint Joseph. Il eut la bonne fortune de recevoir pour premiers missionnaires des religieux de deux Ordres qui professaient une particulière dévotion au saint Patriarche. Dès 1624, saint Joseph était choisi comme Patron spécial de la Nouvelle France : « Nous avons fait une grande solennité, écrivait le Père Le Caron, Récollet où tous les habitants se sont trouvés et plusieurs sauvages, par un vœu que nous avons fait à Saint Joseph, que nous avons choisi pour Patron du pays et Protecteur de cette église naissante. »
En 1637, le Père Le Jeune, de la Compagnie de Jésus, pouvait écrire de Québec : « La Feste du glorieux Patriarche Sainct Joseph, Père, Patron et Protecteur de la Nouvelle France, est l’une des grandes solemnités de ce pays ; la veille de ce jour, qui nous est si cher, on arbora le Drapeau, et fit-on jouër le canon. Monsieur le Gouverneur fit faire des feux de réjouissance, aussi pleins d’artifices que j’en aie guère vus en France. D’un costé on avait dressé un pau, sur lequel paraissait le nom de Sainct Joseph en lumières ; au-dessus de ce nom sacré brillaient quantité de chandelles à feu, d’où partirent dix-huict ou vingt petits serpenteaux qui firent merveille. . . Le jour de la Feste, nostre Eglise fut remplie de monde et de dévotion quasi comme en un jour de Pasques, chacun bénissant Dieu de nous avoir donné pour protecteur le protecteur et l’Ange Gardien (pour ainsi dire) de Jésus-Christ son Fils. C’est, à mon advis, par sa faveur et par ses mérites, que les habitants de la Nouvelle France demeurans sur les rives du grand fleuve Sainct Laurens, ont résolu de recevoir toutes les bonnes coustumes de l’Ancienne, et de refuser l’entrée aux mauvaises. »
Les Hurons, qui avaient été mis plus spécialement sous l’égide de saint Joseph, en conçurent bientôt une si vive dévotion qu’elle leur mérita d’Urbain VIII, en 1644, un bref dont l’original se garde aux archives du collège Sainte-Marie. Le pape leur accordait une indulgence plénière pour la visite de la chapelle de Saint-Joseph au Fort Sainte-Marie, le jour de la fête du Saint et pendant l’octave.
Le 16 mars 1649, le bourg de Saint-Ignace et le bourg de Saint-Louis tombaient successivement aux mains des Iroquois. Ce jour-là même, le P. de Brébeuf rendait sa grande âme à Dieu dans d’indicibles tourments. Le lendemain, le P. Lalemant expirait à son tour, après de plus longues souffrances. Restait le Fort Sainte-Marie, dernier rempart des Français et des Hurons. Il allait subir, le 18 mars, l’assaut des Iroquois victorieux.
« Nous redoublons de dévotions, écrit le P. Ragueneau, nostre secours ne pouvant venir que du Ciel. Nous voyans à la veille de la feste du glorieux Sainct Joseph, Patron de ce pays, nous nous sentismes obligés d’avoir recours à un Protecteur si puissant. Nous fismes vœu de dire tous les mois chacun une Messe en son honneur, l’espace d’un an entier, pour ceux qui seraient Prestres ; et tous tant qu’il y avait de monde icy, y joignirent par vœu diverses pénitences.
« Tout le jour se passa dans un profond silence de part et d’autre, le pays estant dans l’effroy et dans l’attente de quelque nouveau malheur.
« Le dix-neuvième, jour du grand Sainct Joseph, une espouvante subite se jetta dans le camp ennemy, les tins se retirans avec désordre, les autres ne songeans qu’à la fuite. Leurs Capitaines furent contraints d’obéyr à la terreur qui les avait saisis ; ils précipitent leur retraite. »
Singulièrement belle encore est la relation du départ du fort Sainte-Marie, l’année suivante, pour se réfugier dans « l’île de Saint-Joseph » et y constituer « la mission de Saint-Joseph. »
Les missionnaires aimaient ainsi à donner le nom du Patriarche aux lacs, aux îles et aux baies qu’ils découvraient, aux églises et aux bourgs qu’ils fondaient.
Dans une lettre de 1668, le premier évêque de Québec parle avec affection du « bienheureux Saint Joseph, Patron spécial de cette Eglise naissante ». Son successeur dresse en 1693 un acte par lequel il établit une « confrérie en l’honneur de Saint Joseph à Ville-Marie et lieux circonvoisins », et rappelant le choix de ce saint comme « premier protecteur et patron de cette colonie », il exhorte les prêtres à « inspirer et augmenter autant qu’il sera en eux l’amour et la dévotion envers ce grand Saint ».
Ville-Marie était depuis trente-six ans sous la houlette des Messieurs de Saint-Sulpice. Ils avaient hérité de leur saint fondateur un amour très tendre pour saint Joseph. Le Père Faber, un peu avant le passage déjà cité et après avoir dit ce que les maisons du Carmel et les collèges des Jésuites firent pour cette dévotion, ajoute : « Saint-Sulpice l’adopta, et elle devint l’esprit du clergé séculier. » — Le Canada participa notoirement à cette belle émulation du clergé séculier et des communautés religieuses pour promouvoir le culte de notre premier Patron. Dans tous les diocèses, d’un océan à l’autre, que d’églises, de chapelles, d’oratoires, de collèges, de couvents, d’académies, d’écoles, érigés sous le vocable du virginal époux de la Mère de Dieu ! Véritable floraison de lis qui se mêlent à ceux de l’auguste Vierge Marie pour embaumer la terre canadienne : Flores apparuerunt in terra nostra !
Parmi toutes les sociétés religieuses dont s’honore le Canada, il en est une qui, dès son berceau en France, s’est signalée au service du saint Patriarche par un amour des plus vifs et des plus entreprenants, je veux dire la Congrégation de Sainte-Croix. L’amour de prédilection de cette société pour saint Joseph passa naturellement au Canada avec ses premiers apôtres en 1847, et depuis ce temps n’a fait que s’accroître. L’on s’explique alors que Dieu, voulant ménager au Patron du pays et de la Sainte Eglise une glorification nouvelle, destinée peut-être à devenir mondiale, ait choisi de préférence pour cette œuvre la pieuse Congrégation de Sainte-Croix.
img_0456.jpg
Oratoire Saint Joseph de Montréal
Qui ne sait l’origine très humble de l’oratoire Saint-Joseph au Mont-Royal, et l’extraordinaire allure de la dévotion des fidèles qui en fait déjà un but de pèlerinage prodigieux : c’est d’abord une médaille de saint Joseph déposée en 1896, par un religieux de Sainte-Croix, sous les racines d’un vieux pin ; c’est ensuite, comme résultat , l’achat du terrain convoité ; puis c’est un petit belvédère juché près du sommet de la montagne ; puis une toute petite chapelle qui, peu à peu, sous la poussée des foules accourant de tous côtés, s’élargit, s’allonge, s’élève, et prend enfin les proportions de la crypte monumentale, au-dessus de laquelle se dressera bientôt, nous l’espérons, la basilique définitive, consacrée à la gloire de Saint Joseph, Père, Patron et Protecteur du Canada.
N’est-ce pas un coup de la Providence que la ville de Marie ait été élue pour théâtre de ces merveilles, et plus spécialement cette partie privilégiée du Mont-Royal que le peuple appelle Côte-des-Neiges et que l’Église avait depuis longtemps dédiée à la Vierge très pure, sous le beau nom de Notre-Dame-des-Neiges ? Comme si l’Épouse vierge du Patriarche de Nazareth, sans craindre de diminuer l’élan des âmes vers sa sainte mère « la bonne Sainte Anne », nous invitait elle-même à nous rendre en foule auprès de son virginal Époux, en nous disant : Ite ad Joseph, allez à Joseph !
Il est évident que la pensée de Dieu est de répandre à flots ses grâces dans les cœurs par la médiation du saint Patriarche, et que s’il est prêt à guérir les corps des maladies, des infirmités qui les torturent, il veut plus encore le renouveau des âmes, le Sursum corda qui les rapproche, par l’imitation, des vertus si chères au cœur de Joseph, comme aux Cœurs de Jésus et de Marie : l’humilité et la douceur, la pureté, la justice et la charité, l’obéissance au souverain Maître et à ses représentants sur la terre.
Tel doit être — surtout en ce beau mois qui lui est consacré, — le caractère essentiel de notre culte au premier Patron du Canada.

lundi 11 mars 2019

L'intelligence en péril de mort

Si l'on appelle idéalisme un système de pensée qui proclame la primauté de l'intelligence sur la réalité, le monde où nous sommes aujourd'hui est un monde idéaliste, bâti par les intellectuels à grands renforts d'abstractions, et qui se superpose au monde de l'expérience continuellement remis en question.

Notre monde du XXe siècle est si peu matérialiste qu'il est, d'un bout à l'autre, jusqu'en ses turpitudes et son érotisme, une construction de l'esprit. Le marxisme lui-même, en dépit de ses prétentions et de ses fanfaronnades, n'a rien de matérialiste. Il est une idée projetée dans la société pour la détruire, en malaxer la poussière, la fondre en une pâte molle et obéissante, et lui imposer une forme longtemps mûrie dans un esprit séquestré en lui-même, loin de la réalité. Il est mensonge jusque dans les noms dont il s'affuble : « matérialisme dialectique » ou « matérialisme scientifique ». Son idéalisme éclate dans sa haine de toute réalité divine et humaine, dans son prurit d'asservir la nature à sa volonté de puissance, dans le gaspillage inouï des ressources matérielles auquel il se livre pour maintenir son orthodoxie idéologique dans les pays où il s'installe. Le monde où nous sommes, dans les démocraties nommées libres, n'est pas davantage matérialiste : il a subi jusqu'au tréfonds les transformations qu'y a introduites l'esprit de l'homme moderne. La matière n'y apparaît plus jamais en sa réalité propre. Elle y est toujours métamorphosée par l'artifice humain.

« L'illustre prélat », dont Maurras raconte la conversation avec l'un de ses disciples, le dit bien:
- « Jeune homme, vous croyez que le matérialisme est la grande erreur du moment. Erreur! C'est l'idéalisme.
- Pourquoi?
- C'est lui qui ment le plus. On a raison de regarder de haut les matérialistes. Car ce sont des pourceaux. Mais on les voit tels. On ne voit pas toujours ce que sont les idéalistes sociaux ou politiques : des gaillards qui montrent leur cœur, qu'ils ont vaste, et qui se donnent de grands coups de poing sur la poitrine, qu'ils ont sonore, afin de mettre le monde à feu, en vue de le rendre meilleur. »

Avec ses faux airs sublimes, son pharisaïsme, sa béate élévation de pensée et de cœur, sa tartuferie dont la profondeur est telle qu'elle s'ignore elle-même, l'idéalisme dont meurt l'intelligence moderne est sans doute le plus grand péché de l'esprit.

Sa gravité est d'autant plus nocive qu'elle est contagieuse. On n'a pas assez remarqué que l'idéalisme - et ses suites - s'apprend, tandis que le réalisme - et sa réceptivité active à toutes les voix du réel- ne s'apprend pas. L'idéalisme s'apprend parce qu'il est un mécanisme d'idées fabriquées par l'esprit et qu'il est toujours possible d'enseigner un tel art manufacturier, un recueil de procédés et de recettes. L'idéalisme est une technique qui vise à emprisonner la réalité dans des formes préconçues, et le propre de toute technique est d'être communicable. Les idées, les représentations, les connaissances se transmettent aisément d'esprit en esprit dès que leur texture et leur plan sont mis à nu. Mais l'acte même de connaître, la synthèse de l'intelligence et du réel ne passe pas d'un individu à un autre parce qu'il est un acte vécu : chacun doit l'accomplir pour son propre compte, chacun doit éprouver personnellement la présence de la réalité et de son contenu intelligible, chacun doit concevoir par soi-même.

L'intelligence n'a pas licence de s'abriter derrière le mythe de la Raison universelle que suggère, provoque et intronise la facilité avec laquelle les idées se déversent d'une raison dans une autre, et que l'idéalisme a introduit dans toutes les sphères de l'enseignement. C'est la convergence des actes personnels de connaître et des conceptions vécues vers la même réalité connue,qui soutient la communication entre les hommes. Les uns vont plus profondément et plus loin que les autres, mais tous s'avancent dans la même direction. C'est le réel qui rassemble la diversité des intelligences et non pas un système commun de connaissances techniquement élaborées. En d'autres termes, c'est la finalité des intelligences tendues vers la même réalité à connaître, qui est source d'entente, et non pas l'identité des mécanismes intellectuels ou des méthodes, ni les débordements du « dialogue ». Tous les chemins mènent à Rome. Il n'y a pas de chemin unique, il n'y a pas de pensée ou de conscience collectives, il y a des intelligences - au pluriel ! - qu'entraîne, par leurs voies propres, l'intelligence la plus vigoureuse vers leur but commun.

C'est pourquoi - il faut le répéter sans lassitude - il n'y a pas de tradition spirituelle, intellectuelle et morale de l'humanité sans les saints, les génies, les héros, sans leur exemple, sans leur magnétisme qui suscitent de génération en génération un élan similaire vers le Vrai, le Beau, le Bien, vers la réalité à connaître, à faire briller dans une oeuvre, à aimer. Leur intelligence a obéi, avec une parfaite rectitude, à la loi qui la régit et qui l'astreint à se soumettre à l'ordre - dans le double sens du mot - de la réalité et du Principe de la réalité. Elle a respecté, sans jamais le trahir, le pacte originel qui l'unit à l'univers et à sa Cause. Aussi trace-t-elle à sa suite un long sillage de lumière qui oriente les tâtonnants efforts de tous ceux qui, à leur tour, à leur niveau, selon les capacités qui leur sont départies, obtempèrent à la loi ordonnant à l'intelligence de se conformer au réel.

Si la connaissance résulte de la fécondation de l'intelligence par le réel, c'est parce que l'être même de l'homme, dont l'intelligence est la marque spécifique, est en relation constitutive et, pour ainsi dire, en connivence préalable avec l'être de toute réalité. L'intelligence ne pourrait jamais s'ouvrir à la présence des êtres et des choses si l'être humain qui en est le siège était séparé de la totalité de l'être. Notre être est fondamentalement en relation avec l'être universel et la connaissance n'est en quelque sorte que la découverte de ce rapport. L'intelligence peut devenir toutes choses, selon le mot prodigieux d'Aristote, parce que l'être de l'homme, dès qu'il apparaît à l'existence, est articulé à l'être total, y compris son Principe. Dans toutes ses opérations, l'intelligence atteint l'être, son objet adéquat, parce que l'univers tout entier et sa source transcendante sont co-présents à l'être humain. Il est essentiel à l'être de l'homme, comme à tout être, sauf à Celui qui se suffit à Lui-même, d'être avec tous les autres. L'intelligence s'exerce sur l'arrière-fond ou, plus précisément, sur l'axe de la co-présence de la réalité universelle. Sans cela, elle ne saisirait l'être que du dehors et jamais en lui-même, elle n'en atteindrait quel' apparence ou le phénomène et non l'essence, que c e qui apparaît et non ce qui est.


Mais ce rapport fondamental et antérieur à la connaissance est en quelque sorte scellé en nous : il est, mais il n'est pas connu pour la cause. La fonction capitale de l'intelligence est de le dévoiler, de s'y conformer, de le connaître et, par là-même, de situer adéquatement l'homme dans l'univers.C'est pourquoi la conception du cosmos, ou l'acte par lequel l'intelligence se soumet à l'ordre universel et le comprend, est d'une importance inestimable. Sans elle, la vie n'est plus « qu'une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur ». Un monde où ne règne pas une conception du monde adéquate à sa réalité est livré à tous les détraquements.

C'est notre situation actuelle. Nous errons dans un « monde cassé » ou, plus exactement, nous sommes éjectés du monde réel, nous voguons au hasard dans un monde d'apparences qui se fait et se défait sans cesse, parce que l'homme moderne a refusé la place qui lui est dévolue dans l'ensemble de la nature et que son intelligence n'a pas accepté de fonctionner selon sa nature propre d'intelligence : au lieu de se soumettre aux choses, elle a prétendu se soumettre l'univers. L'homme n'est plus alors un être-dans-le-monde, il est un être-hors-du-monde qui a perdu sa substance et ses caractères d'animal intelligent et qui cherche désespérément ce qu'il est, parce qu'il a choisi de n'être plus un être-avec-le-monde-et-avec-son-Principe. La conséquence suit, inéluctable: l'homme moderne est tout ce qu'on veut, sauf intelligent. Il est livré, sans rémission, à une intelligence formelle qui travaille de moins en moins sur le réel et de plus en plus sur des signes. Son intelligence se byzantinise à l'extrême et, pour dissimuler son désastre, se dissimule sous les prétendus impératifs d'une « raison » ou d'une « conscience universelle », rendez-vous de toutes les subjectivités affolées. L'homme n'est plus nulle part. Il est en pleine utopie. C'est pourquoi il n'est plus lui-même. Il n'est plus homme. Il se veut « homme nouveau » et il veut un « monde nouveau ».



-Marcel de Corte, L'intelligence en péril de mort. Editions de l'Homme Nouveau. 2017. Paris. P. 28-32.

mardi 5 mars 2019

Exhortation à ceux qui sont zélés pour la foi de Jésus-Christ

Exhortation

A CEUX QUI SONT ZÉLÉS POUR LA FOI DE JÉSUS-CHRIST.


O fidèles, vous qui aimez Jésus-Christ, voyez la persécution que l'Eglise souffre de la part d'un si grand nombre d'incrédules, qui, non contents de se perdre tout seuls, s'efforcent encore par leurs écrits et par leurs discours de pervertir les autres et de les entraîner dans leur perdition; pour parvenir à ce but, ils répandent partout, même dans notre Italie, leurs livres pestiférés; les jeunes gens les lisent, ou par la curiosité d'entendre quelque chose de nouveau, ou par le désir d'une plus grande liberté dans leurs désordres, et s'imbibent ainsi de leur poison, pour se livrer sans réserve à tous les vices. Vous, de grâce, qui avez du zèle pour le bien de la foi, faites tous vos efforts par vos prédications, par vos remontrances, par l'instruction et par vos plaintes, pour extirper ce fléau du monde! Vous me direz que les forces humaines ne suffisent pas, et que le bras de Dieu est nécessaire pour remplir cette tâche. Ainsi il faudra donc que nous restions dans l'oisiveté, sans faire autre chose qu'observer et verser des larmes sur ces maux déplorables de l'Église? Si nos efforts ne sont pas assez grands pour y porter remède, Dieu peut bien l'y porter. Mais Dieu veut qu'on le prie. Il a promis d'exaucer les prières des hommes. Voilà ce que nous pouvons faire; voilà ce que nous devons faire : aux prédications, aux remontrances, aux instructions et aux plaintes; joignons les prières à Dieu, en le suppliant continuellement et en l'importunant, pour ainsi dire, par nos larmes, afin que sa miséricorde mette un terme à la destruction des âmes, que l'enfer fait de nos jour par ce moyen. Prions-le donc, et disons-lui avec David : (psaume. 79.)


-Saint Alphonse de Liguori



Tradition Québec vous souhaite à tous un saint carême!

vendredi 1 mars 2019

Une leçon de catéchisme sur l'infaillibilité

Q - Qu'est-ce que l'Infaillibilité du Pape?

La chaire de saint Pierre à Rome.
R. C'est le privilège par lequel, en vertu d'une perpétuelle assistance divine, le Pape est absolument préservé de toute erreur, lorsque, dans l'exercice de sa charge de pasteur suprême et de docteur de l'Église universelle, il enseigne aux fidèles ce qu'ils doivent croire ou pratiquer.

Q - Comment se prouve l'existence de ce privilège?

R. Il se prouve par l'idée même de la primauté qui appartient au Pape. Il est de foi, en effet, que le Pontife Romain exerce la primauté, c'est-à-dire une suprême autorité doctrinale et disciplinaire sur l'Église universelle, et sur chaque Église en particulier. Or, a dit Mgr Dupanloup, une autorité ne peut être souveraine en matière de foi, sans être infaillible.  Donc, en vertu de sa primauté, le Pape est infaillible. 

De plus la foi enseigne « que Notre-Seigneur Jésus- Christ a laissé sur la terre un homme qui fût son Vicaire visible et qui gouvernât l'Église, en qualité de Chef suprême, afin que tous les fidèles eussent recours à lui dans leurs doutes, et pussent obtenir une décision certaine, au sujet de la véritable doctrine, de manière à conserver dans toute l'Église une seule et même foi. Ce résultat n'aurait pu s'obtenir, si Dieu n'avait établi un Chef et Juge unique qui décidât d'une manière infaillible toutes les controverses, et à qui tous dussent se soumettre... Et saint Cyprien a émis cette pensée profondément vraie, que toutes les hérésies et tous les schismes sont provenus de ce qu'on n'obéit pas au prêtre de Dieu, et qu'on ne considère pas qu'il n'y en a qu'un dans l'Église qui soit ici-bas prêtre et juge à la place de Jésus-Christ. (Epistol. 55. ad Cornel.) » 
Ainsi parle saint Alphonse de Liguori, qui dans plusieurs de ses doctes ouvrages a solidement établi la vérité de l'infaillibilité du Pape.

Q. Mais est-il bien certain que le Sauveur ait conféré à saint Pierre l'infaillibilité de la foi?

R. Rien de plus certain. L'Évangile l'atteste dans trois textes précis :
1° lorsqu'il rapporte le Tu es Petrus, et super hanc petram etc. (Matth. xvi, 18) ;
2° quand il mentionne la prière faite par Notre-Seigneur Jésus-Christ pour la stabilité de la foi de son Vicaire, et tout ensemble l'ordre donné par le Sauveur à saint Pierre de confirmer ses frères dans la foi : Et tu aliquando convenus confirma fratres tuos (Luc, xxn, 26);
3° enfin, lorsqu'il parle de l'investiture donnée par Notre-Seigneur à son apôtre de la charge de pasteur suprême : Pasce agnos, pasce oves (Joan. xxi, 16).

Q. Comment prouve-t-on que l'infaillibilité du Pape ressort de ce triple texte de l'Evangile?

Saint Alphonse de Liguori (1696-1787).
Docteur de l'Eglise.
R. Par l'impossibilité de comprendre
1° que Pierre étant par sa foi le fondement de l'Église, il ne possède pas la fermeté qu'il communique à tout l'édifice;
2° que la prière du Sauveur soit demeurée sans effet;
3° que Pierre puisse se tromper, tandis qu'il est, par son office, obligé de confirmer tous ceux qui chancèlent ou qui doutent;
4° et qu'il ne sache pas discerner d'une manière parfaitement sûre les pâturages sains d'avec les pâturages empoisonnés, au risque de présenter à ses brebis une nourriture qui leur donne la mort.

Écoutez l'explication de saint François de Sales qui est ici de tout point conforme à la tradition catholique : « Tous sont tentés, et on ne prie que pour lui seul... Il prie donc pour saint Pierre, comme pour le confirmateur et l'appui des autres... On ne saurait à la vérité donner ce commandement à saint Pierre de confirmer ses frères (qui sans doute représentaient toute l'Église) qu'on ne le chargeât d'avoir soin de leur croyance : car comment pourrait-on mettre ce commandement en effet, sans donner la puissance de prendre garde à la faiblesse ou à la fermeté des autres, pour les raffermir et les rassurer? N’est ce pas le dire et le redire encore une fois, fondement de l'Église? S'il appuie, s'il rassure, s'il affermit et s'il confirme les pierres même fondamentales, comment n'affermira-t-il pas tout le reste? S'il a charge de soutenir les colonnes de l'Eglise, comment ne soutiendra-t-il pas tout le reste du bâtiment? S'il a charge de repaître les pasteurs, ne sera-t-il pas souverain Pasteur lui-même? Le jardinier qui voit les ardeurs continuelles du soleil sur une jeune plante, pour la préserver de la sécheresse qui la menace, ne porte pas l'eau sur chaque branche; il se contente de bien tremper et mouiller la racine et croit que tout le reste est en assurance, parce que la racine va dispersant l'humeur à tout le reste de la plante. Ainsi Notre-Seigneur ayant planté cette sainte assemblée de ses disciples, pria pour le chef, et arrosa cette racine, afin que Veau de la Foi vive ne manquât point à celui qui devait en assaisonner tout le reste, et que par l'entremise du Chef, la Foi fût toujours conservée en l'Eglise. Il prie donc pour saint Pierre en particulier, mais au profit et utilité générale de toute l'Eglise »
« Saint Chrysostome appelle saint Pierre Os Christi, parce qu'il s'énonce pour toute l'Église et à toute l'Église en qualité de chef et de pasteur - et ce qu'il dit n'est pas tant par une parole humaine que par celle-même de Notre-Seigneur. Ainsi ce que saint Pierre disait et déterminait ne pouvait être faux : et de vrai si le confirmateur était tombé, tout le reste ne serait-il pas renversé? Si le confirmateur biaise et chancèle, qui le confirmera? Si le confirmateur n'est pas ferme et stable en lui-même, quand les autres s'affaibliront, qui les affermira? Il est écrit : Si l'aveugle conduit l'aveugle, ils tomberont tous deux dans la fosse; si l'instable et le faible veulent soutenir et assurer le faible, ils donneront tous deux en terre ; d'où s'ensuit que Notre-Seigneur en donnant l'autorité et le commandement à saint Pierre de confirmer les autres, il lui a quant et quant donné le pouvoir et les moyens de le faire, autrement pour néant lui eût il ordonné une chose impossible. Les moyens nécessaires pour confirmer les autres et rassurer les faibles, c'est de n'être point sujet à la faiblesse ni à Terreur, c'est d'être solide et ferme en soi-même comme une vraie pierre et comme un roi : et tel était ce saint apôtre, en tant que pasteur général et gouverneur de l'Église universelle. 

« Ainsi quand saint Pierre fut posé au fondement de l'Église chrétienne, et que l'Église fut assurée que les portes d'enfer ne prévaudraient point contre elle ; ne fut-ce pas assez nous dire que saint Pierre, comme pierre fondamentale du gouvernement et administration ecclésiastique, ne pourrait jamais se froisser ni rompre par l'infidélité, qui est la principale porte d'enfer? Car qui ne sait, que si le fondement renverse, et si l'on y peut porter la sape, tout l'édifice renversera?
Saint François de Sales (1567-1622).
Docteur de l'Eglise.
« Après tout, s'il était possible que le pasteur suprême ministérial pût mener ses brebis aux pâturages vénéneux, il est certain que tout le parc serait bientôt perdu. Si le suprême pasteur ministérial nous conduisait au mal, qui relèverait la bergerie? Si elle s'égarait, qui la ramènerait à la vérité? Nous n'avons qu'à le suivre simplement, non pas à le quitter, autrement les brebis seraient pasteurs. »

Q. L'infaillibilité de saint Pierre a-t-elle passé en héritage à tous les Pontifes romains qui lui ont succédé?

R. Sans aucun doute. Écoutons encore saint François de Sales :
« Tout ceci n'a pas eu lieu seulement en saint Pierre, mais en ses successeurs; car puisque la cause demeure, l'effet demeure. L'Église a toujours besoin d'un confirmateur qui soit permanent, auquel on puisse s'adresser pour trouver un solide fondement, que les portes d'enfer, et principalement Terreur ne puisse renverser : il faut que son pasteur ne puisse conduire à l'erreur, ni nous porter au mal. Les successeurs de saint Pierre ont seuls (hors du Concile général) ces privilèges, qui ne suivent pas la personne mais la dignité publique de la personne. »



-H. Montrouzier, S.J. Une leçon de catéchisme sur l'infaillibité du pape. 1870. P. 305-310.