dimanche 16 septembre 2018

Les constituantes d'une vraie nationalité

Mgr Louis-François Laflèche (1818-1898).
Nous vous proposons un extrait du livre de Quelques considérations sur les rapports de la société civile avec la religion et la famille, du jeune abbé Laflèche. Un livre qui ornera votre bibliothèque !


Pour procéder avec ordre, et suivre un enchaînement logique, commençons par la définition et l’explication du mot nationalité. C’est bien l’un des plus sonores et dont on ait fait le plus étrange abus, en proclamant le fameux principe des nationalités. Sous ce principe vrai et juste lorsqu’on donne aux mots leur véritable sens, on s’est efforcé d’abriter et de justifier le principe révolutionnaire du renversement de l’autorité légitime, en le présentant aux yeux des populations séduites, couronné de l’auréole du plus pur patriotisme. Par suite d’une déplorable confusion dans les idées, sous le spécieux prétexte de reconstituer et sauvegarder des nationalités qui n’ont jamais existé et qui sont purement imaginaires, on voit de nos jours l’oppression, le renversement, l’anéantissement de nationalités véritables.

On pourrait dire que la nationalité est l’ensemble des qualités ou conditions qui constituent la nation. Mais que faut-il entendre par nation, et quelles sont les qualités et conditions qui la constituent ? Le mot nation, dans son sens étymologique et ordinaire, signifie postérité, descendance d’une famille. C’est la propagation et l’extension de celle-ci par le sang d’abord, par l’adoption ensuite. Ainsi le sens rigoureux et véritable du mot nation est l’ensemble des descendants d’une même famille. Dans l’histoire des temps les plus reculés, dans le plus auguste des livres, dans la sainte Écriture, les expressions famille et nation sont quelquefois prises l’une pour l’autre comme signifiant en quelque sorte la même chose. Et en remontant à l’origine des nations, l’histoire sacrée et la profane nous montrent également que la plupart d’entre elles tiraient leur nom du chef de la famille dont elles descendaient. La nation, c’est la famille en grand, dans son parfait développement ; la famille, c’est la nation en petit, comme en germe. 

CE QUI CONSTITUE LA NATIONALITÉ

LA LANGUE 



Maintenant, si l’on veut connaître les qualités qui constituent la nation, étudions-la dans le développement de son germe, dans l’enfant, véritable épanouissement de la famille : voyons ce que l’enfant reçoit dans la famille, ce qu’il en emporte au jour où il en sort pour aller à son tour se mettre à la tête d’une nouvelle famille et concourir au développement régulier de la nation. Voyez le petit enfant assis sur les genoux de sa bonne et tendre mère : il n’a pas seulement à en attendre la nourriture matérielle et les soins nécessaires à la conservation et au développement de sa vie physique et corporelle ; elle doit surtout lui donner le pain de l’intelligence et du cœur, en s’appliquant à cultiver ses facultés intellectuelles et morales. Par quelles voies mystérieuses pourra-t-elle arriver à cette jeune âme encore ensevelie dans les sens, et qui ignore même qu’elle existe ? C’est en ranimant, ou excitant par la parole, ce souffle divin que Dieu communiqua à nos premiers parents. « Oui, s’écrie un célèbre orateur, oui, cette âme, en entendant la parole, verra bientôt la vérité dont elle est le véhicule ; et sortant peu à peu du profond sommeil où elle était plongée, elle commencera à vivre de la vie de l’intelligence. »

Cette belle et noble faculté qui distingue l’homme de tous les autres êtres ici-bas, et l’élève à un si haut degré au-dessus d’eux, sera développée dans la famille, et dans la famille le don précieux de la parole lui sera communiqué par le ministère de la mère, auteur aimé de la langue maternelle. L’enfant parlera la langue de sa mère, et la transmettra à son tour à ses descendants. L'unité du langage est donc une qualité distinctive, une condition nécessaire, un des éléments qui constituent la nation. Aussi voyons-nous dans l’Écriture sainte que quand Dieu jugea utile pour le genre humain de le disperser dans les différentes régions de la terre, pour le punir de son orgueil et le préserver d’une plus grande corruption, il n’eut qu’à rompre l’unité de langage et briser ce lien qui tenait unies en corps de nation, de manière à ne former qu’un seul peuple, toutes les familles alors existantes. Or l’Éternel dit : « Voilà un seul peuple et ils n’ont tous qu’un même langage... Venez donc, descendons et confondons-y leur langue de manière qu’ils ne s’entendent pas les uns les autres. Et ainsi l’Éternel les dispersa de ce lieu dans toutes les régions ». C’est de cette époque mémorable que date la diversité des nations sur la terre. Donc la Révélation, d'accord avec la nature, nous dit que le premier élément constitutif d'un peuple, qu'un des liens les plus puissants pour le retenir en corps de nation, c’est l’unité de langage. 


LA FOI RELIGIEUSE 



Mais le petit enfant grandit. Déjà sa langue a commencé à se délier ; son intelligence, s’illuminant peu à peu, commence à s’élever au-dessus des choses de l’ordre physique et sensible ; dans son cœur les sentiments, les affections, les passions commencent à s’agiter ; c’est un monde tout nouveau qui se révèle à lui, un monde supérieur à celui que ses sens lui ont montré jusqu’à présent. 

Mais il lui faut, pour entrer dans ce monde nouveau, un point d’appui dans l’ordre moral qui soit pour le moins aussi ferme que celui qui supporte ses pieds dans le monde matériel. La parole dont il use largement n’est pas par elle-même la sagesse ; ses pensées, ses affections vont l’entraîner de côté et d’autre ; son intelligence, abandonnée à elle-même, va-t-elle donc devenir le jouet de ses passions ou bien être livrée aux caprices de son imagination ? Non, certes. Cette noble faculté, qui le rend jusqu’à une certaine mesure semblable à Dieu, ne sera pas abandonnée à elle-même. Dans les principes immuables de la loi naturelle gravée dans son cœur, et surtout dans les dogmes lumineux de la révélation divine qu’il trouve dans la société chrétienne, son intelligence trouvera ce point d’appui solide, ce fondement inébranlable, ces règles sages qui la soutiendront et la dirigeront dans les temps de lutte et de ténèbres qu’elle aura à traverser. « Ce qui soutient et porte l’intelligence, dit l’éloquent P. Félix, ce sont les principes. Pour soutenir la vie haute et ferme, elle doit elle-même s’appuyer sur son inébranlable fond ; et son fond, ce sont les principes. » 

Mais qui jettera dans l’âme de l’enfant ces principes qui font l’honnête homme, le bon citoyen, le vrai chrétien ? C’est le père surtout, à qui Dieu a imposé ce devoir, cette haute et importante mission d’établir dans l’âme de l’enfant la certitude absolue qui exclut le doute, par l’affirmation absolue des principes religieux et naturels. « Au besoin qu’éprouve l’enfant de croire, dit encore le célèbre orateur cité plus haut, le père répond par la puissance d’affirmer. » Et la foi se produit dans l’âme de l’enfant. C’est la seconde qualité ou condition qui constitue la nationalité : l'unité de foi, la foi de ses ancêtres.

L’enfant est de la religion de son père pour la même raison qu’il parle la langue de sa mère. Si, par malheur, son père ne possède pas la vérité, sans doute il ne pourra lui transmettre la véritable foi. Et on sait par expérience quelles difficultés épouvantables rencontre, pour parvenir à la connaissance pleine et entière de la vérité, l’enfant infortuné dont l’intelligence a été assise sur le doute, ou sur le terrain mouvant de l'erreur. Semblable au vaisseau qui n’a ni ancre ni boussole, il est sans cesse entraîné au gré des vents et des courants sur la mer sans horizon du doute. Il n’a pas même l’idée de la certitude inébranlable que produit la possession de la vérité. Mais nonobstant ses doutes et ses erreurs, il tiendra aux principes et à la religion de ses pères. Ce sera encore pour lui et ses descendants le plus puissant élément d’unité nationale. C’est une vérité d’expérience. Le schisme, l’hérésie, l’infidélité elle-même, d’accord là-dessus avec l’enseignement catholique, proclament également que l’unité religieuse est le support le plus puissant de l’unité nationale. 

Dites-moi, quel est le lien mystérieux qui retient en corps de nation le peuple juif ? Cette nation déicide, dispersée aux quatre vents du ciel, traverse les siècles, parle toutes les langues, a adopté les coutumes et les usages civils de tous les peuples, et cependant elle est toujours vivante et distincte comme nation. Elle n’a plus ni chefs, ni gouvernements, ni organisation sociale qui lui soient propres : le seul principe de vie qui lui reste, le seul lien qui l’unit de tous les points du globe, c’est la foi qu’elle tient de ses ancêtres, c’est son unité religieuse. Sans doute que dans cette ténacité indestructible à la foi de ses pères, il faut voir le doigt de Dieu. C’est sa mission. Dépositaire de la vérité pendant des siècles, il faut que cette nation en soit le témoin irrécusable jusqu’à la fin des temps. Elle n’en demeure pas moins une preuve vivante et comme une démonstration en permanence de la puissance de vitalité inhérente à l’élément religieux dans une nation. 

Pourquoi la Russie schismatique tient-elle tant à s’assimiler, sous le rapport religieux, l’héroïque mais infortunée Pologne ? Pourquoi la protestante Angleterre a-t-elle fait tant d’efforts, et commis tant d’injustices et d’atrocités, pour arracher à la pauvre mais fidèle Irlande sa foi catholique ? Ah ! c’est que le schisme et l’hérésie, malgré la puissance énorme dont ils disposent, ne se croient pas en sûreté dans leur domination despotique sur ces deux peuples infortunés, tant qu’ils n’auront pas brisé le lien d’unité nationale et détruit le principe de vie que ces deux nations ont reçu dans l’unité de la foi que leur ont léguée leurs religieux ancêtres. Ces faits prouvent à l’évidence que le plus puissant lien qui réunisse les hommes en corps de nation, c'est l'unité religieuse, l'unité de foi. Inutile de rappeler les convulsions épouvantables dans lesquelles sont tombées les nations où l’on a eu l’imprudence de permettre qu’une main sacrilège portât atteinte à ce principe de vie. 


UNIFORMITÉ DES MŒURS, LOIS ET COUTUMES 



Enfin, l’enfant sortant de la famille n’emporte pas seulement avec lui le langage maternel, les principes et la foi de son père. Il a grandi sous le toit paternel en compagnie de ses frères et de ses sœurs ; il s’est établi entre eux des relations qui ne se briseront pas au jour où ils iront chacun se mettre à la tête d’une nouvelle famille. Non, ces relations, ces habitudes contractées sous le regard et la direction de leurs parents, vont constituer en se développant ce que l’on appelle les mœurs, les usages et les coutumes nationales qui se refléteront dans les institutions et dans les lois destinées plus tard à les régler et à les sauvegarder. C’est la troisième qualité ou condition qui constitue la nation : l'uniformité dans les mœurs, les coutumes, les usages ; l'uniformité dans les institutions et les lois destinées à les régler et à les sauvegarder. 

Ce troisième élément d’unité nationale est aussi de la plus haute importance. L’histoire nous apprend avec quel soin et quel religieux respect les peuples les plus intelligents ont conservé, tout en les perfectionnant, les institutions qu’avaient fondées leurs ancêtres, et les lois sous lesquelles ils avaient grandi et prospéré. Elles nous apprend également que c’est cet esprit conservateur, cet attachement et ce respect pour les traditions et coutumes nationales qui leur a procuré les bienfaits de la paix et sans doute la plus grande somme de bonheur et de prospérité ; tandis qu’un malaise général, des troubles sérieux, voire même des révolutions sanglantes, ont toujours accompagné et suivi toute tentative faite dans le but de les altérer notablement. La France et l’Angleterre sont peut-être les deux pays qui nous en offrent les plus frappants exemples. Aussi Dieu, qui tenait à conserver intacte la nationalité de son peuple, avait-il défendu rigoureusement les alliances avec les peuples étrangers, et surtout l’adoption de leurs coutumes et de leurs pratiques était-elle défendue sous les peines les plus graves... Ce n’est pas non plus le territoire, ni le gouvernement national qui constituent la nationalité. La Pologne démembrée et partagée entre la Russie, l’Autriche et la Prusse, n’a pas cessé d’être une nation aussi distincte et aussi réelle que toutes les autres nations de l’Europe qui ont l’immense avantage d’avoir à elles en propre un territoire et un gouvernement. Et nous, Canadiens français, pour être passés sous la domination anglaise, nous n’en avons pas moins conservé notre nationalité, ainsi que je me propose de le faire voir plus tard. 

Voilà en peu de mots ce qu’il faut entendre par le mot nationalité. C'est un peuple qui parle la même langue, qui a la même foi, et dont les mœurs, les coutumes, les usages et les lois sont uniformes. Si l’on affaiblit ou si l’on détruit l’un de ces liens, on n’anéantit pas la nationalité, mais on l’affaiblit d’autant. Lorsque ces trois liens ont été brisés, la nationalité a disparu, elle a cessé d’exister. 




-Abbé Louis-François Laflèche, Quelques considérations sur les rapports de la société civile avec la religion et la famille. Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur. Montréal, 1866. Pp. 18-24.