jeudi 12 décembre 2019

Peut-il y avoir des guerres justes?

Les hérétiques manichéens condamnaient toutes les guerres sans restrictions, et ils allaient jusqu’à blâmer Moïse pour celles qu’il fît par ordre de Dieu même. Voilà les excellents maîtres de ceux qui de nos jours réprouvent toute guerre, juste ou injuste. Quelqu’un nous disait un jour, ne pas vouloir d’un roi qui, pour monter sur le trône, ferait couler une seule goutte de sang. Ce mot est celui d’un honnête homme. Mais aucun concile n’a décidé qu’un homme de bien dût être incapable de dire une sottise. Nous fûmes obligés de lui répondre qu’il était plus charitable que Dieu. Nous ajoutâmes que le sang et la vie ne sont pas ce que nous avons de plus précieux, et que, d’après l’enseignement de la droite raison et du sens commun, les biens de moindre importance doivent toujours être sacrifiés aux biens d’un ordre supérieur.

Dans l’Ancien Testament, Dieu a ordonné et même approuvé des guerres, non seulement extérieures, mais encore civiles, non seulement défensives, mais encore offensives ; pour le savoir, il suffit de consulter les saintes Écritures. David chantait les louanges de Dieu, en disant : « Béni soit le Seigneur mon Dieu, qui forme mes mains aux combats et qui prépare mes doigts à la guerre. » Dans le Nouveau Testament, il est dit que plusieurs soldats se présentant un jour dans le désert au grand prédicateur de la pénitence lui demandèrent : « Et nous, que devrons-nous faire? » S. Jean- Baptiste leur répondit : « N’usez de violence ni de fraude envers personne, et contentez-vous de votre solde », mais il ne leur dit pas d’abandonner les armes. Jésus, même de sa bouche divine, a loué la foi du centurion ; mais, comme dit S. Augustin, à qui nous empruntons cette doctrine, il ne lui a pas ordonné d’abandonner sa profession militaire.

Cependant, dira peut-être quelque ami exagéré de la paix, Jésus est tellement loin de permettre la guerre qu’il nous ordonne, si l’on nous frappe sur une joue, de tendre l’autre. Certes la parole divine mérite un grand respect et on ne doit ni l’exagérer ni en défigurer le sens ; mais si c’était là un précepte, il impliquerait l’obligation de donner votre manteau à qui voudrait vous arracher votre habit, de porter à deux mille pas un fardeau qu’un rustre vous aurait imposé pour une longueur de mille. Ceux qui s’entendent en ces matières affirment qu’il n’y a pas là de précepte, mais un conseil s’appliquant, non pas au fait matériel de la guerre, mais à la disposition morale de ceux qui la font ; c’est ainsi que sont loués ces vrais Israélites qui marchaient à la guerre, sans haine dans le cœur, sans ambition, sans cruauté, sans désir de mal faire, mais seulement avec la volonté de défendre le bien. Tout au moins, ajouteront certaines gens doucereux, soit que l’étranger ait envahi injustement notre territoire, soit que les méchants usurpent le pouvoir suprême et tyrannisent les bons, c’est toujours un châtiment de Dieu qui nous visite dans nos iniquités, et que nous devons souffrir avec résignation, sans nous opposer jamais à la volonté divine, au moyen des armes. — Ceux qui s’expriment ainsi ne savent pas qu’ils se font tout simplement l’écho du frère Martin Luther. Car, cet énergumène, qui s’enrouait à crier que tous eussent à prendre les armes contre le pape comme contre un chien enragé, s’appuyait sur cette argumentation mystique pour condamner la guerre contre le Turc. Mais un savant de ces temps-là lui répliquait : « D’après cette doctrine, il ne serait pas permis non plus de se prémunir contre la faim ni de prendre des médicaments contre les maladies, ni des préservatifs contre la peste, puisqu’il est bien admis que par tous ces malheurs Dieu nous visite dans nos iniquités. »

Il ne manque pas enfin d’hommes disant que le bon chrétien n’a qu’un devoir, celui de prier le Seigneur de nous délivrer des maux qui nous accablent, et de nous accorder, quand et comme il lui plaira, les biens qui nous manquent. Disons en passant que ceux qui tiennent ce langage ne sont pas assurément les plus empressés à prier. Les personnes adonnées à la prière, quand elles ont réchauffé leur volonté à ce foyer des bons sentiments, se mettent à faire ce qui est en leur pouvoir ; elles ne prétendent pas que le Ciel fasse continuellement des miracles. Que Dieu nous garde de déprécier et de diminuer l’efficacité de la prière ; elle est la clef du ciel, le moyen le plus assuré d’attirer sur le monde la pluie bienfaisante des miséricordes divines. Nous accordons également que, pour beaucoup de personnes, le devoir sera de prier, cela est clair : il y en a qui ne peuvent faire autre chose. Mais qu’on ne prétende pas faire de cette exception une règle, et dire en général que le bon chrétien n’a qu’un devoir, celui de prier. La prière sans action est bonne ; mais était-elle mauvaise celle de Moïse levant les bras sur le champ de bataille, celle du Machabée tenant les yeux fixés au ciel en même temps qu’il frappait de son épée la tête de ses ennemis ? La prière pacifique est bonne ; mais était-elle mauvaise celle que faisaient S. Louis et S. Ferdinand en conduisant leurs armées au combat ? Dans les circonstances dont nous parlons, le devoir d’un bon chrétien ne se réduit pas à prier, il faut encore agir : demander à Dieu sa lumière, sans laquelle tout talent n’est qu’obscurité, son secours, sans lequel tout pouvoir n’est qu’une fumée, c’est bien. Mais il faut en outre employer le bras, la bourse, la parole, la plume et tous les autres moyens qui sont en notre pouvoir.

Enfin, à celui qui comprend si mal la prière je demanderais : qu’allez-vous solliciter de Dieu? Qu’il sauve votre patrie? — Bien! Mais par quels moyens? — Oh! Dieu le sait. — Sans doute ; mais vous n’ignorez pas non plus que ces moyens doivent être ou surnaturels ou naturels? Voulez-vous que Dieu emploie les premiers, qu’il fasse des miracles, qu’il envoie des légions d’anges ? Cela n’est pas prier, c’est tenter Dieu. — Demandez-vous que Dieu se serve des moyens naturels et ordinaires, qu’il emploie les hommes ? Mais alors, pourquoi ne vous offrez-vous pas à être l’un de ces instruments de Dieu? Comment osez-vous vous agenouiller pour dire : Seigneur, je ne veux rien faire, mais je vous demande que vous fassiez tout vous-même ou que d’autres le fassent ? Quand vous demandez une chose à Dieu, vous témoignez qu’elle est bonne et que vous en avez besoin ; si elle est bonne et nécessaire, pourquoi n’y coopérez-vous pas?

Reconnaissez-vous maintenant combien est erronée la maxime que le bon chrétien n’a qu’un devoir, celui de prier? Comprenez-vous que les guerres justes et nécessaires ne peuvent être condamnées au nom de la prière?

C’est ainsi que l’Église, par ses pontifes et ses conciles, a approuvé et béni beaucoup de guerres justes de toute espèce ; que les docteurs chrétiens dans leurs livres en expliquent la légitimité, que sur les autels on voit un certain nombre de guerriers, et que, dans l’office de l’un d’eux qui était roi, les guerres qu’il a faites sont qualifiées de pieuses : bella gesturus pia pia Ferdinandus.

Comment pourrait-on enseigner autre chose, quand tous les philosophes affirment que la guerre juste est de droit naturel ? De même qu’un juge peut punir un coupable, que tout individu a naturellement le droit de défendre sa vie et ses biens injustement attaqués, et d’exiger réparation des injures et préjudices qu’on lui a causés, en faisant appel à la force, de même peut agir l’État, qui n’est autre chose qu’une réunion d’hommes, et n’ayant pas de tribunal supérieur à qui demander justice, il ne lui reste d’autre moyen que de se la rendre à lui-même par la force. Cette raison fondamentale est également applicable aux guerres civiles comme aux guerres étrangères.

En effet, de quel moyen autre que les armes dispose donc le parti national qui représente et possède la légitimité, le droit et le drapeau du bien, pour l’emporter sur les rebelles qui d’en bas conspirent pour le renverser, ou bien d’en haut soutiennent l’usurpation et le mal par l’oppression et la tyrannie? À quel autre tribunal pourra-t-il en appeler pour demander justice ? Sera-t-on obligé par hasard, pour ne pas verser le sang, de livrer le pouvoir avec toute son immense influence à une faction quelconque de criminels en armes qui le réclament tumultueusement pour le mettre au service de la perversité? Et si ces mêmes criminels, par surprise, par violence, par fraudes et trahisons, sont parvenus à s’appeler gouvernement et emploient les forces nationales à ruiner la nation, et l’argent des bons à les exterminer et à corrompre leurs fils, on n’aura pas le droit de défendre le bien contre ceux qui par un abus de la force ont fait régner le mal ? Autant vaudrait dire que nous ne pouvons exiger d’un voleur de nous rendre notre argent, dès l’instant qu’il l’a mis dans sa poche.

Ceux qui affirment si aveuglément et si inconsidérément l’illégalité de toutes les guerres pensent assurément que leur doctrine de paix va diminuer l’intensité du grand fléau des nations. C’est une grave erreur! Cette théorie, une fois acceptée, rendrait impossibles les guerres justes et inspirées par l’amour du droit, et multiplierait les guerres iniques provoquées par l’aveugle ambition, la sordide cupidité et la soif du pouvoir ; elle désarmerait les honnêtes gens, et enhardirait par là même, en leur laissant le champ libre, les impies et les malfaiteurs. Le mieux sera de dire toujours la vérité, et la vérité est qu’il peut y avoir des guerres licites et justes.



-Chanoine Joaquín Torres Asensio, Le droit des catholiques de se défendre. Editions de la Vérité. 2020. P. 6-10.