jeudi 5 mars 2020

L'union de l'Eglise et de l'Etat

La société religieuse et la société civile jouissent toutes deux, dans la sphère qui leur est propre, d'une réelle souveraineté. Sans doute, l'Eglise, à l'instar de ces cimes grandioses qui dominent toute une contrée, l'emporte essentiellement sur l'Etat : elle lui est supérieure et par sa nature et par sa fin ; elle étend jusque sur lui la majesté de son sceptre : non pas, toutefois, pour lui ravir ses attributions ordinaires et l'absorber comme une partie d'elle-même. En face de l'Eglise ou, pour parler plus exactement,  au-dessous d'elle, l'Etat garde son être distinct, ses droits et ses pouvoirs.

Quels sont donc les rapports, quelle doit être l'attitude respective de ces deux sociétés? Sont-elles par leur nature même, par une sorte de nécessité latente et d'irrésistible fatalité, condamnées à vivre comme deux nations jalouses, dans un état de suspicion réciproque et d'antagonisme permanent? Doivent-elles s'ignorer l'une l'autre, ou ne se connaître et prendre mutuellement contact que pour afficher, par un éclatant divorce, leur incompatibilité ? L'isolement,la séparation, le schisme: est-ce bien là leur condition normale, leur manière d'être naturelle ?

Cette question, de suprême importance à toutes les époques, emprunte aux derniers événements de France un caractère singulièrement actuel. Au lendemain de la crise où, pour la première fois depuis le baptême de Clovis et la naissance de la fille aînée de l'Eglise, les chefs d'Etat français, rompant avec une tradition plusieurs fois séculaire, ont préconisé en théorie et décrété en pratique la dissolution du lien social qui, d'abord par alliance spontanée, puis par entente concordataire, avait fortement uni Rome et la France, il est opportun de se demander si c'est là l'unique solution désirable du plus grave de tous les problèmes politico-religieux; si, en se séparant de l'Eglise, la France a vraiment fait un pas dans la voie du progrès ; si elle s'est acheminée vers un idéal qu'il faille désormais proposer aux aspirations inquiètes et aux suprêmes visées des nations.

Pour répondre à ces questions, il importe en premier lieu de bien définir les termes de la thèse que nous avons en vue. Que faut-il entendre par union de l'Eglise et de l'Etat ?—Union, évidemment, ne veut dire ici ni mélange, ni fusion ou absorption. Quand la puissance civile et la puissance religieuse se donnent amicalement la main, ce n'est ni pour placer leurs institutions sur un même pied, ni pour unifier leur législation dans un même moule, ni pour soumettre leurs sujets au joug d'un même empire. C'est pour se concerter, c'est pour s'entendre, c'est pour établir entre l'une et l'autre partie un accord sérieux et durable, basé sur la reconnaissance mutuelle des droits et l'accomplissement fidèle des devoirs inhérents aux deux sociétés.

Reconnaissance des droits de l'Eglise par l'Etat et des droits de l'Etat par l'Eglise ; accomplissement des devoirs qui les obligent mutuellement, l'Eglise à l'égard de l'Etat, l'Etat à l'égard de l'Eglise : telles nous semblent être les deux conditions essentielles, les deux éléments nécessaires et constitutifs de cette union d'où résulte, dans l'équité et la justice, la tranquillité publique et l'harmonie sociale.

Au reste, l'union de l'Eglise et de l'Etat comporte divers degrés. Elle peut être plus ou moins étroite, selon que les deux pouvoirs harmonisent plus parfaitement, plus universellement leur législation et se prêtent un plus franc et plus énergique appui. Tous ces degrés, néanmoins, peuvent se ramener à deux chefs principaux: l'union ou l'alliance proprement dite, et le système spécial des concordats.

" Dans le régime de l'union proprement dite, les deux pouvoirs s'appuient étroitement l'un sur l'autre.—Pour arriver plus facilement à leur fin respective, chacun apporte à l'autre le concours de sa force et de ses moyens d'action. D'une part, pour le bonheur et la sécurité du gouvernement et du peuple, l'Eglise met au service de l'Etat ses prières, son enseignement, son droit de justice afflictive et, au besoin, jusqu'à ses ressources matérielles. D'autre part, la nation, reconnaissant la mission divine de l'Eglise et la supériorité de son pouvoir, accepte la religion comme religion d'Etat, la prend pour règle de la société civile et de son gouvernement, de la même manière à peu près que les particuliers la prennent pour règle de leur conduite privée. Tout en restant maître sur son domaine, l'Etat approprie et coordonne sa législation à celle de l'Eglise, en adoptant ses principes de morale et en assurant l'exécution de ses ordonnances. En un mot, toute la législation civile est mise en parfaite harmonie avec les lois ecclésiastiques : les droits et les immunités des ministres sacrés et des choses de la religion sont reconnus et respectés ; l'Etat accorde à l'Eglise l'appui de son autorité, protège sa doctrine, exécute ses lois et ses jugements, réprime tout acte d'hostilité contre elle, usant de plus ou moins d'intolérance, suivant les circonstances, envers les dissidents hérétiques, schismatiques, apostats.

L'union qui vient d'être décrite élève donc la religion du Christ au rang de religion d'Etat.


-Mgr Louis-Adolphe Paquet, Droit public de l'Eglise - principes généraux. Imprimerie de l'Action Sociale. Québec. 1908. P. 224-226.