samedi 20 juin 2015

Le mythe de la Révolution tranquille


LE MYTHE DE LA RÉVOLUTION TRANQUILLE


PAR JEAN-CLAUDE DUPUIS, Ph. D.

La Révolution tranquille (1960-1970) est le mythe fondateur du Québec contemporain. Le terme «mythe» doit s’entendre ici au sens d’un récit symbolique, fondé sur une certaine réalité, mais qui porte une vision du monde et des valeurs universelles. Selon l’historiographie dominante, la Révolution tranquille aurait été un mouvement de modernisation et de démocratisation de la société québécoise. Le Québec serait alors sorti de la Grande Noirceur duplessiste pour s’ouvrir au monde. C’est l’acte de naissance d’un nouveau peuple, les Québécois : un peuple nord-américain, libéral et francophone, qui aspirait à l’indépendance au nom du nationalisme territorial. Rien à voir avec les anciens Canadiens français, qui fondaient leur nationalisme ethnique sur la foi catholique et la culture française classique. La Révolution tranquille a changé l’âme de la nation qui habitait la vallée du Saint-Laurent depuis le XVIIe siècle. Du point de vue identitaire, elle a eu un impact plus considérable que la Conquête anglaise de 1760.

Pour saisir la nature de ce changement, il suffit de comparer la description de la culture canadienne-française dans le Rapport Tremblay (1956) avec celle de l’espace identitaire québécois dans le Rapport Bouchard-Taylor (2008). Le Québec était, en 1956, un peuple français fondé sur la foi chrétienne; il était devenu, en 2008, un espace interculturel fondé sur les droits de la personne.
«La culture canadienne-française est, en effet, une forme particulière de l’universelle conception chrétienne de l’ordre et de l’homme. La France de tous les temps, surtout celle des débuts du Canada, est une des réalisations les plus authentiques de la conception chrétienne de la vie et de la civilisation. C’est pourquoi né français, le peuple canadien est né chrétien, et c’est pourquoi dans la mesure où, au long de l’histoire, il a vécu en profondeur sa culture d’origine, il s’est affirmé peuple d’esprit chrétien. Quant au génie français (…), on reconnaît généralement qu’il est du type rationnel, enclin au raisonnement. (…) La culture canadienne-française, variante américaine du type originel [français], est [qualitative, spiritualiste, personnaliste et communautaire].» – Rapport Tremblay (1956)

«L’identité héritée du passé canadien-français est parfaitement légitime et doit survivre, mais elle ne peut plus occuper à elle seule l’espace identitaire québécois. Elle doit s’articuler aux autres identités présentes dans l’esprit de l’interculturalisme, afin de prévenir la fragmentation et l’exclusion. Il s’agit, en somme, de nourrir de symbolique et d’imaginaire la culture publique commune, qui est faite de valeurs et de droits universels, mais sans la défigurer. (…) C’est un apprentissage difficile qui a commencé dans les années 1960 et qui, visiblement, n’est pas encore achevé.» - Rapport Bouchard-Taylor (2008)








Du Canada français au Québec pluriel




En réalité, la Révolution tranquille ne fut pas ce que les manuels d’histoire en disent. En 1960, le Québec n’avait pas besoin d’être modernisé et démocratisé. Le Québec de Duplessis (1936-1959) était déjà moderne et démocratique. C’était une société industrielle urbaine et prospère qui tenait des élections libres à tous les quatre ans. Ce que les révolutionnaires tranquilles entendaient par «modernisation et démocratisation» était tout autre chose. C’était l’assimilation par les Canadiens français des principes libéraux de la culture anglo-américaine : le laïcisme, l’individualisme et le cosmopolitisme. La Révolution tranquille fut un mouvement d’acculturation bien plus que de modernisation.


JEAN LESAGE

Le Québec sentait que la mort de Maurice Duplessis, le 7 septembre 1959, marquait la fin d’une époque. Son successeur, Paul Sauvé, était populaire et il aurait probablement remporté les élections suivantes, s’il n’était décédé le 2 janvier 1960, au grand malheur de son parti, l’Union nationale. Antonio Barrette prit la relève, mais il manquait de charisme. Il perdit les élections du 22 juin 1960, quoique de justesse : PLQ 51% - UN 47%. Les libéraux avait adopté le slogan : «C’est le temps que ça change!» Ce slogan, plutôt banal pour un parti d’opposition, prendra par la suite tout un relief. Le Québec entrait dans un mouvement de réformes qu’un journaliste de Toronto appela «Quiet Revolution».





Maurice Duplessis et Jean Lesage : deux hommes, deux époques.


Le nouveau premier ministre du Québec, Jean Lesage (1912-1981), n’avait pourtant rien d’un révolutionnaire. Fils d’un modeste agent d’assurance, il avait fait de brillantes études au Petit Séminaire de Québec et à la Faculté de droit de l’Université Laval. Il avait servi comme officier d’entraînement au Canada pendant la Seconde Guerre mondiale. Son oncle, le sénateur J.-A. Lesage, l’introduisit dans le parti libéral. Il fut élu député fédéral de L’Islet-Montmagny (1945-1958) et il devint ministre des Affaires du Nord et des Ressources nationales (1953-1957) dans le cabinet de Louis Saint-Laurent. En 1958, Jean Lesage remplaça Georges-Émile Lapalme à la direction du Parti libéral du Québec. Le PLQ était dans un piètre état après avoir été battu à cinq reprises par Maurice Duplessis. Dépourvu de fortes personnalités, il dut aller chercher un chef à Ottawa.

Jean Lesage n’avait pas été formé à l’école nationaliste. Dans les années 1930, le Séminaire de Québec et l’Université Laval étaient connus pour leur loyalisme britannique. Le patriotisme de Jean Lesage était canadien plutôt que québécois. Par ailleurs, c’était un libéral progressiste et modéré, à la manière du premier ministre fédéral, Louis Saint-Laurent. Dans sa vie privée, Lesage était un catholique pratiquant et un bon père de famille. Il était doué d’une belle intelligence, d’un fort caractère et d’un remarquable talent d’orateur; mais il avait tendance à être vaniteux, colérique, et légèrement porté sur la boisson. Finalement, c’était un homme politique d’envergure, et plutôt conservateur.

On ne se serait pas attendu à ce que Jean Lesage préside à un tel changement social. Son programme électoral n’avait rien de révolutionnaire. Mais le premier ministre semble avoir perdu le contrôle des réformes qu’il avait lui-même enclenchées. Il a été dépassé sur sa gauche par trois ministres qui provenaient de l’extérieur du parti libéral, et qui auraient normalement dû militer avec les socialistes du NPD : René Lévesque, Paul Gérin-Lajoie et Eric Kierans. En 1960, les «vieux rouges» n’étaient pas tellement différents des «vieux bleus» sur le plan idéologique. Mais le PLQ semble avoir été infiltré par une minorité progressiste qui avait son agenda secret : déchristianiser le système d’éducation pour aligner le Québec sur la «modernité» au sens de la culture matérialiste nord-américaine.


L’ÉQUIPE DU TONNERRE

Le conseil des ministres de Jean Lesage a été surnommé «l’équipe du tonnerre». Les libéraux se sont probablement attribués eux-mêmes cette étiquette élogieuse. Pourtant, le tonnerre fait beaucoup de bruit et peu de dommage, contrairement à la Révolution tranquille qui a fait peu de bruit et beaucoup de dommages. En réalité, le cabinet de Jean Lesage n’était pas supérieur à celui de Maurice Duplessis. Il n’était que mieux présenté par l’intelligentsia gauchiste de Radio-Canada, du Devoir et de Cité libre. Il faut néanmoins admettre que les politiciens de ce temps avaient l’air de géants en comparaison des moineaux cul-de-jatte qui encombrent aujourd’hui la vie politique québécoise. C’est sans doute parce qu’ils avaient été formés au collège classique plutôt qu’au cégep. Le Québec est maintenant dirigé par les enfants de la Révolution tranquille. Ce simple constat suffit pour juger la valeur de la Réforme Parent.
Les ministres vedettes du gouvernement Lesage étaient René Lévesque (Ressources hydrauliques et Travaux publics), Paul Gérin-Lajoie (Jeunesse et Éducation), Georges-Émile Lapalme (Affaires culturelles), Pierre Laporte (Affaires municipales et leader parlementaire), Eric Kierans (Conseil du Trésor), Claude Wagner (Justice) et Claire Kirkland-Casgrain (Transports et Communications). Mais Jean Lesage s’est surtout entouré d’une équipe de haut-fonctionnaires bardés de prestigieux diplômes étrangers. Ce sont ces jeunes technocrates progressistes qui ont donné à la Révolution tranquille sa véritable impulsion : Maurice Lamontagne, Michel Bélanger, Roch Bolduc, Jacques Parizeau, Claude Morin, etc.




L’aile gauche du PLQ : René Lévesque, Paul Gérin-Lajoie et Erik Kierans



Trois anecdotes montrent que le Québec du début des années 1960 était encore très conservateur et qu’il aurait été facile d’enrayer la Révolution tranquille en s’appuyant sur l’opinion publique réelle, et non pas médiatique.

En 1962, Claire Kirkland-Casgrain devint la première femme élue à l’Assemblée législative du Québec. Le parlement avait des règles vestimentaires pour les hommes (veston et cravate), mais rien n’était prévu pour les femmes. La députée se présenta à l’Assemblée en robe, évidemment, et la tête couverte d’un chapeau, comme à la messe. À cette époque, les femmes portaient toujours un voile, ou du moins un couvre-chef, à l’église, suivant le commandement de saint Paul. Les mœurs catholiques étaient encore profondément enracinées dans la mentalité québécoise, et Mme Casgrain les transposa tout naturellement dans la vie parlementaire.

Un jour, Paul Gérin-Lajoie et Eric Kierans arrivèrent avant tout le monde dans la salle du conseil des ministres et ils enlevèrent le crucifix qui était accroché au mur, en espérant que personne ne s’en aperçoive. Ce ne fut évidemment pas le cas. L’ordre du jour prévu fut écarté et le conseil des ministres discuta pendant trois heures de la présence du crucifix dans la salle de réunion. On procéda au vote et le crucifix revint à sa place. Les bons catholiques étaient donc majoritaires dans le gouvernement de Jean Lesage. S’ils voulaient garder le crucifix dans la salle du conseil des ministres, ils ne voulaient sûrement pas l’enlever des salles de classe.

En 1965, un sondage révéla que le ministre le plus populaire du gouvernement Lesage était Claude Wagner, l’homme de droite, le défenseur du la Loi et de l’Ordre. Il récoltait un taux d’approbation de 64%, contre seulement 21% pour René Lévesque, qui représentait l’aile gauche du parti libéral. Lévesque était le ministre vedette aux yeux des médias, mais pas aux yeux du peuple.


LA LUTTE AU PATRONAGE

Lorsqu’ils étaient dans l’opposition, les libéraux dénonçaient vigoureusement le patronage du régime Duplessis. Trois mois après leur arrivée au pouvoir, ils ont institué une commission d’enquête sur la moralité dans les dépenses publiques, présidée par le juge Élie Salvas, dans l’intention de ternir l’image de l’Union nationale. Les résultats de l’enquête furent plutôt minces. La Commission Salvas a conclu que le favoritisme du gouvernement unioniste avaient coûté 1,5 millions $ aux contribuables québécois entre 1955 et 1960. Cela revient à 300 000$ par année sur un budget provincial annuel de 500 millions $. C’est peu en comparaison des scandales qui ont été révélés (ou qui n’ont pas été révélés) par les commissions d’enquête Gomery (2005) et Charbonneau (2014). Le trésorier de l’Union nationale, Gérald Martineau, et l’organisateur en chef, Jos D. Bégin, ont été condamnés à quelques mois de prison, mais aucune accusation n’a été portée contre l’ancien premier ministre Antonio Barrette, que l’on espérait prendre au piège. La légende de la corruption du régime Duplessis est néanmoins restée dans les livres d’histoire.

René Lévesque fit adopter, à titre de ministre des travaux publics, une loi pour obliger le gouvernement à procéder à des appels d’offre avant d’attribuer un contrat d’achat ou de construction. Mais l’esprit de cette loi pouvait facilement être contourné. Le ministre n’était pas obligé de choisir le plus bas soumissionnaire. Il pouvait opter pour une autre entreprise dont le prix ne dépassait pas de plus de 10% celui de la meilleure soumission. C’était, de manière indirecte, le fameux 10% du contrat qui devait aller à la caisse électorale au temps de Gérald Martineau. En réalité, le PLQ fixait le même «tarif» que l’UN. La procédure était seulement plus compliquée et plus hypocrite. René Lévesque y gagna la fausse réputation d’un «grand démocrate», ennemi du favoritisme partisan. Mais le patronage rouge remplaça tout simplement le patronage bleu. Rien n’avait changé.

Notons qu’il en sera de même pour la loi sur le financement des partis politiques que René Lévesque fera adopter en 1977, à titre de premier ministre cette fois. Les commissions Gomery et Charbonneau ont démontré que les caisses électorales occultes n’ont pas disparu en même temps que Maurice Duplessis. En fait, le patronage est inhérent à la démocratie. Pas de démocratie sans élections, pas d’élections sans partis politiques, et pas de partis politiques sans caisse électorale. Mais les caisses électorales ne seront jamais alimentées uniquement par des petits dons populaires et désintéressés, surtout à une époque comme la nôtre, où les politiciens n’ont plus aucun idéal ni aucune crédibilité.


LES RÉFORMES ÉCONOMIQUES

Le gouvernement Lesage s’engagea résolument dans une politique économique interventionniste et socialisante, contrairement à Duplessis qui restait attaché au capitalisme et qui se faisait une gloire de diriger la province la moins taxée au Canada. L’État entendait contrôler les domaines stratégiques de l’économie québécoise, planifier le développement industriel et favoriser l’émergence d’une classe d’affaires francophone. Le Québec voulait rattraper son retard dans l’édification de l’État-Providence (Welfare State). On a créé la Société générale de financement (SGF), la Caisse de dépôt et de placement, la Régie des rentes du Québec (RRQ), la Société de sidérurgie du Québec (SIDBEC), la Société québécoise d’exploration minière (SOQUEM), et même une Société québécoise de montage automobile (SOMA) qui resta en sommeil, comme son nom l’indique, à cause du Pacte de l’Automobile conclu entre le Canada et les États-Unis en 1965. La plupart de ces sociétés d’état n’ont pas eu de succès et elles ont été revendues à l’entreprise privée dans les années 1980. En soi, le nationalisme économique est une bonne chose, mais le socialisme n’est pas le meilleur moyen de développer un pays, comme le prouve l’expérience de nombreux États du Tiers-Monde. Quelques hommes d’affaires canadiens-français, comme Paul Desmarais, Pierre Péladeau et Bernard Lamarre, ont profité de l’étatisme québécois. Mais en définitive, les Québécois ne contrôlent pas un plus grand pourcentage de leur économie aujourd’hui que dans les années 1920. Et ce faible pourcentage tend à diminuer à cause de la mondialisation. En outre, l’État-Providence a produit au Québec les mêmes effets secondaires qu’ailleurs : taxation excessive, règlementation paralysante, bureaucratie parasitaire, déresponsabilisation personnelle.


MAÎTRES CHEZ NOUS

La plus grande réalisation économique du gouvernement Lesage est certainement la nationalisation de l’hydroélectricité. Les nationalistes catholiques réclamaient cette mesure depuis les années 1920. Duplessis avait promis de le faire lors des élections de 1936, mais il n’avait pas respecté son engagement. En 1944, le gouvernement libéral d’Adélard Godbout a créé Hydro-Québec en étatisant la Montreal Light Heat and Power Company, non pas par nationalisme, mais parce que cette entreprise imposait aux Montréalais des tarifs excessifs. De retour au pouvoir, Duplessis favorisa l’expansion d’Hydro-Québec pour distribuer l’électricité dans les régions rurales. Mais en 1960, le plus gros producteur d’électricité au Québec (80% du volume) était encore une entreprise privée anglophone, la Shawinigan Water and Power Corporation. Le ministre des ressources naturelles, René Lévesque, décida de nationaliser toutes les compagnies d’hydroélectricité, de la puissante SWPC jusqu’aux petites corporations municipales d’électricité.

En 1962, Jean Lesage déclencha des élections anticipées en misant sur la popularité du projet de nationalisation de l’hydroélectricité. Les libéraux adoptèrent un vieux slogan nationaliste : «Maîtres chez nous!» René Lévesque mobilisa son talent d’animateur de télévision pour vendre l’idée aux Québécois, en la présentant comme une audacieuse mesure de reconquête économique. Le nouveau chef de l’Union nationale, Daniel Johnson, s’opposa, sans grandes convictions, à la nationalisation. Il perdit lamentablement un débat télévisé contre Jean Lesage. Le PLQ l’emporta haut la main avec 56% des voix contre 42% pour l’UN. L’élection montra un clivage entre Montréal, qui votait massivement libéral, et les régions rurales, qui restaient unionistes. Le Québec francophone était loin d’être unanimement favorable à la Révolution tranquille, mais le PLQ dépassait l’UN grâce au vote anglophone.




La nationalisation de l’hydroélectricité


En 1963, le gouvernement du Québec acheta la SWPC pour 600 millions $. Mais ce n’était pas nécessairement une grande victoire pour le nationalisme canadien-français. En réalité, la SWPC était bien heureuse d’être nationalisée. Elle n’avait pas suffisamment de ressources financières pour entreprendre les grands projets hydroélectriques de la Côte-Nord et de la Baie James qui pointaient à l’horizon. Elle aurait dû s’associer avec l’État pour les réaliser. Mais une compagnie privée n’aime pas s’associer avec l’État, car c’est toujours l’État qui garde les leviers de commande. Les actionnaires de la SWPC préféraient abandonner le secteur de l’hydroélectricité pour investir ailleurs. Le président de la compagnie l’avait dit à Jean Lesage dès 1961 : «Nous n’avons aucune objection à vendre nos installations au gouvernement, mais il reste à déterminer le prix.» Le slogan «Maîtres chez nous» était tonitruant, mais René Lévesque a défoncé une porte ouverte en nationalisant la Shawinigan Water and Power Corporation.

L’économiste catholique et nationaliste François-Albert Angers, qui enseignait à l’École des Hautes études commerciales (HEC), était en faveur de l’étatisation de la SWPC, mais il reprochait à René Lévesque d’avoir également acheté les nombreux petits producteurs d’électricité, qui étaient des PME ou des coopératives canadiennes-françaises. Le monopole d’Hydro-Québec empêchait toute concurrence, ce qui n’est jamais à l’avantage des consommateurs. Au début, la société d’état offrait des prix particulièrement bas pour convaincre les Québécois d’abandonner le chauffage à l’huile au profit du chauffage électrique. Mais après que la transition eut été faite, les prix de l’électricité ont monté subitement, et ils continuent à le faire. Par ailleurs, Hydro-Québec est devenu un géant incontrôlable. Cette entreprise ne s’intéresse qu’aux grands projets et elle néglige les petits barrages qui auraient un impact positif sur le développement régional. Et dans le contexte du libre-échange économique, ce géant risque de tomber éventuellement entre des mains étrangères si l’État décidait de le privatiser, en tout ou en partie, comme cela se discute présentement. Le capitalisme international aurait plus de difficulté à s’emparer d’une multitude de PME hydroélectriques québécoises. La nationalisation de l’hydroélectricité a-t-elle été une bonne ou une mauvaise chose? La question reste ouverte.


LE PROBLÈME CONSTITUTIONNEL

Jean Lesage n’était pas nationaliste, mais il s’est en quelque sorte rallié à la politique d’autonomie provinciale mise de l’avant par Maurice Duplessis : «Les Québécois veulent du nationalisme, dit-il un jour à René Chaloult, nous leur donnerons du nationalisme.» Le gouvernement Lesage n’a jamais eu de programme précis en matière constitutionnelle. Lors d’une conférence fédérale-provinciale, Lesage déclara que le Québec voulait percevoir 100% des impôts et faire 100% des lois, ce qui revient à proclamer l’indépendance. Ce n’était évidemment qu’une boutade, mais une boutade qui révélait surtout l’inconsistance de son nationalisme de fortune.

Ottawa et Québec ne s’entendaient pas sur le sens de l’expression «renouvellement de la constitution canadienne». Pour le gouvernement fédéral, il s’agissait de définir une nouvelle formule d’amendement et d’élaborer une charte des droits, qui enchâsserait notamment le principe du bilinguisme. Pour le gouvernement québécois, il s’agissait plutôt de revoir le partage des compétences pour obtenir plus d’autonomie provinciale, ou ce que l’on appelait alors un «statut particulier». Jean Lesage rejeta la formule Fulton-Favreau, proposée par le fédéral en 1964, mais il n’a pas présenté de contre-proposition.

Pendant ce temps, certains nationalistes allaient plus loin. Ils réclamaient une loi pour défendre la langue française; ils dénonçaient l’anglicisation des immigrants; ils fondaient les premiers partis séparatistes, le Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN : gauche) et le Ralliement national (RN : droite). Le Front de libération du Québec (FLQ) recourrait au terrorisme pour faire du Québec un pays souverain et socialiste, une sorte de «Cuba du Nord». Les grèves du secteur public tournaient à la contestation sociale. Les intellectuels remettaient tout en question. Le Québec était en pleine crise politique et en profond déclin religieux, mais l’optimisme béat était de règle dans les années 1960.


LA RÉFORME DE L’ÉDUCATION

L’essence de la Révolution tranquille, c’est la réforme de l’éducation. L’école forme la société de demain. Pour changer l’esprit d’un peuple, rien de mieux qu’une révolution pédagogique. Et ce fut l’œuvre de la Réforme Parent : remplacer la pédagogie française, axée sur la littérature, par une pédagogie américaine, centrée sur les mathématiques. «Après la revanche des berceaux, disait-on, ce sera la revanche des cerveaux.» Mais les sciences humaines sont plus propices que les sciences physiques à former des intelligences vives et des esprits libres. Les sociétés totalitaires aiment les ingénieurs parce qu’elles tendent à réduire l’homme à l’état de machine. Nul n’entre au goulag s’il n’est géomètre, aurait pu dire Platon.

Selon l’historiographie officielle, le Québec de 1960 accusait un retard sur l’Ontario en matière d’éducation. Plusieurs auteurs affirment ou laissent entendre que c’était à cause de «l’obscurantisme» du clergé catholique, qui dirigeait alors le système scolaire, tant public que privé. Ce fait est contestable et il devrait être réétudié par des historiens moins biaisés par les préjugés anticléricaux issus de la Révolution tranquille. Si le Québec avait un retard éducationnel en comparaison de l’Ontario (et ce fait reste à prouver), c’était probablement à cause de son retard économique par rapport à une province qui a toujours été l’enfant chéri du gouvernement fédéral, et non pas à cause du caractère catholique de son système d’éducation. D’ailleurs, le Québec avait fait d’énormes progrès éducatifs sous le régime Duplessis. En 1959, les écoles primaires étaient de bonne qualité et largement accessibles, ce qui n’était le cas en 1936. Les Allemands venaient étudier le fonctionnement de nos écoles de métiers pour réformer leur propre système scolaire. Nos collèges classiques suscitaient l’admiration des Américains pour leur haut niveau culturel. Les universités étaient en pleine croissance. L’Université Laval a ouvert son nouveau campus à Sainte-Foy en 1952; l’Université de Sherbrooke a été fondée en 1954; l’Université de Montréal a créé un grand nombre de facultés et de départements nouveaux dans l’après-guerre. Les écoles normales de ce temps formaient sans doute de meilleurs enseignants que les prétentieuses facultés des sciences de l’éducation d’aujourd’hui.



Réforme de l’éducation : du collège classique à l’école polyvalente


Au début des années 1980, le premier ministre René Lévesque fit un voyage officiel au Japon. Il visita alors une « école modèle », l’une de ces écoles d’élite qui forment, dès la pré-maternelle, les futurs cadres de l’industrie nipponne. Lévesque demanda au directeur quelle était la méthode pédagogique de sa prestigieuse institution. Ce dernier lui répondit: «Nous enseignons ici de la même manière que l’on enseignait au Québec, il y a quarante ans.» L’école d’élite que visitait René Lévesque avait été fondée en 1935 par des Clercs de Saint Viateur, de Joliette. Depuis ce temps, les missionnaires canadiens-français étaient partis, mais les Japonais avaient conservé leurs méthodes pédagogiques, ces méthodes que les chantres de la Révolution tranquille qualifient allègrement de «rétrogrades».

Quand Maurice Duplessis affirma en 1959 que la province de Québec possédait le meilleur système d’éducation au monde, l’intelligentsia progressiste pouffa de rire. Mais le premier ministre avait peut-être raison. Certes, il fallait étendre notre réseau éducatif, surtout au niveau secondaire. Nous avions besoin d’énormes investissements pour instruire la nombreuse génération du baby-boom. Mais il ne fallait pas changer l’esprit catholique et français de nos méthodes pédagogique. Nous avions besoin d’un développement matériel, pas d’une révolution culturelle.

En 1960, il n’y avait pas de ministère de l’éducation au Québec. Le système scolaire public francophone, essentiellement composé d’écoles primaires et d’écoles secondaires de métiers, était sous l’autorité du Comité catholique du Conseil de l’instruction publique (CIP). Le Surintendant de l’instruction publique, qui présidait le CIP, était un fonctionnaire nommé par le gouvernement. Les 22 évêques de la province siégeaient d’office sur le Comité catholique du CIP, et le gouvernement nommait un nombre équivalent de laïcs de bon esprit. Les évêques contrôlaient en pratique le CIP parce qu’ils votaient toujours en bloc et qu’ils avaient le droit de se faire remplacer par un autre prêtre en cas d’absence, contrairement aux membres laïques. Le niveau secondaire était également sous l’autorité des évêques puisqu’il était presque entièrement privé : collèges classiques pour les garçons et couvent pour les filles. Les trois universités francophones relevaient de leurs archevêques respectifs : Québec, Montréal et Sherbrooke. Il n’y avait pas d’écoles laïques au Québec. Le caractère exclusivement confessionnel de notre système d’éducation suscitait l’admiration du Vatican. Les Anglo-Québécois avaient leur propre réseau scolaire sous l’autorité du Comité protestant du CIP. Personne ne se plaignait de ce système confessionnel, qui datait de 1875, à l’exception d’une poignée d’anticléricaux, souvent d’origine étrangère, qui militaient dans le Mouvement laïque de langue française (MLLQ), une association qui émanait sans doute d’une loge maçonnique du Grand-Orient de France établie à Montréal.

En 1961, Jean Lesage avait promis qu’il n’y aurait jamais de ministère de l’instruction publique tant qu’il serait premier ministre de la province de Québec. Le ministère de l’éducation du Québec (MEQ) fut pourtant créé trois ans plus tard. Lorsqu’on lui rappelait sa promesse, Lesage répondait qu’il n’avait pas créé un «ministère de l’instruction publique», mais bien un «ministère de l’éducation». Cette entourloupette de politicien était évidemment ridicule. En fait, Jean Lesage paraissait dépassé par le mouvement.

La Commission royale d’enquête sur l’éducation (1961-1966) était présidée par le vice-recteur de l’Université Laval, Mgr Alphonse-Marie Parent. Mais son âme dirigeante fut plutôt le haut fonctionnaire Arthur Tremblay, qui avait été professeur à l’École de pédagogie de l’Université Laval. Les autres commissaires étaient Gérard Fillion, un journaliste du Devoir bien connu pour son antiduplessisme, Guy Rocher, un jeune sociologue qui revenait de l’Université de Chicago, Sœur Marie-Laurent-de-Rome, une pédagogue récemment diplômée de l’Université catholique de Washington, et quelques autres personnalités qui n’ont probablement pas vu passer la parade.



La commission royale d’enquête sur l’éducation


On pensait que la Commission Parent étudierait surtout le problème, bien réel, du financement des institutions scolaires. Mais elle préparait en sourdine une véritable révolution pédagogique et culturelle. Le Rapport Parent fut présenté en trois parties, ce qui est inhabituel, voire malhonnête. Le tome 1 (1963) recommandait de créer un ministère de l’éducation; le tome 2 (1964) proposait d’instituer des commissions scolaires non confessionnelles, tout en conservant des écoles catholiques ou protestantes lorsqu’une majorité de parents le demandaient; et le tome 3 (1966) suggérait de remplacer les humanités classiques par un cursus plus scientifique, inspiré du High School américain.
La stratégie de la Commission Parent était typiquement révolutionnaire. Il s’agissait de faire avaler le saucisson par tranches. Si la population avait su dès 1963 que la création d’un ministère de l’éducation conduirait à la laïcité scolaire et à la suppression des humanités, la réforme serait morte dans l’œuf. Guy Rocher a raconté que Jean Lesage avait été estomaqué d’apprendre en 1966, à la veille des élections, que le Rapport Parent voulait remplacer les collèges classiques par des instituts techniques, qui seront plus tard appelés cégeps. L’éducation humaniste, issue du ratio studiorum des jésuites (XVIe siècle), faisait la fierté de l’élite canadienne-française de ce temps. La connaissance du latin et du grec était considérée comme un signe de supériorité intellectuelle et sociale, même si la plupart de nos élites ne retenaient généralement qu’une ou deux citations d’auteurs anciens. Jean Lesage avait lui-même étudié au prestigieux Petit Séminaire de Québec et il en avait gardé un excellent souvenir, comme tous ceux qui ont fait le collège classique. On le forçait maintenant à supprimer la pédagogie qui l’avait formé. S’il avait été un véritable chef, un défenseur de l’identité canadienne-française, Jean Lesage aurait licencié sur le champ tous ces apprentis sorciers et il aurait classé leur rapport dans la filière ronde en disant : «Je ne détruirai pas l’école qui a fait, depuis trois siècles, la grandeur de notre culture nationale.» Mais le gouvernement Lesage était déjà trop engagé dans le processus révolutionnaire. Le retour en arrière paraissait déjà impossible.

Le maître d’œuvre de la réforme scolaire fut le ministre Paul Gérin-Lajoie. Issu d’une illustre famille bourgeoise d’Outremont, boursier Rhodes et diplômé d’Oxford, il avait milité dans l’action catholique et avait été l’avocat de la Fédération des Collèges classiques du Québec. Comme bien des anticléricaux, il mordit la main qui l’avait nourri. Ses Mémoires nous laissent croire qu’il perdit la foi dès sa jeunesse. Était-il franc-maçon? La filière Rhodes peut nous le faire penser.

Jean Lesage craignait un conflit entre l’Église et l’État. Il se souvenait que le gouvernement libéral de Félix-Gabriel Marchand avait voulu créer un ministère de l’instruction publique en 1897, mais qu’il avait dû reculer devant la ferme opposition de l’Église. Après la présentation du Bill 60 (création du MEQ), le cardinal Paul-Émile Léger, archevêque de Montréal, téléphona au premier ministre pour exprimer les «inquiétudes» de l’épiscopat. Lesage retira immédiatement le projet de loi. En 1963, l’Église avait encore assez de poids politique pour faire reculer le gouvernement sur un simple coup de fil. Mais Paul Gérin-Lajoie revint à la charge l’année suivante avec le même projet de loi. Le préambule ajoutait seulement quelques garanties en faveur des écoles privées et du libre choix des parents en matière d’enseignement religieux. Cette fois, les évêques acceptèrent d’abandonner le domaine de l’éducation à l’État. Ils n’opposèrent plus aucune résistance. Cette volte-face s’explique par l’esprit moderniste qui balaya l’Église lors du Concile Vatican II. Les archevêques de Montréal et de Québec, qui étaient plus progressistes, approuvaient la création d’un ministère de l’éducation; mais les autres évêques, plus conservateurs, étaient résolument contre. Lorsque la seconde version du Bill 60 fut présentée à l’Assemblée législative, tous les évêques québécois se trouvaient à Rome pour le Concile. On peut supposer que le Saint-Siège est intervenu dans le débat, et qu’il a fait pencher la balance en faveur du camp progressiste. Les évêques ont ensuite gardé le silence sur tout le processus de réforme de l’éducation au Québec. Auraient-ils été muselés par le Vatican? Il faudra attendre l’ouverture des archives ecclésiastiques de cette époque pour connaître le fond de l’histoire.
Paul Gérin-Lajoie et Arthur Tremblay purent ensuite aller de l’avant : création du MEQ et de sa bureaucratie tentaculaire; formation des enseignants par des idéologues universitaires plutôt que par les pédagogues expérimentés des écoles normales; regroupement des commissions scolaires; ouverture des écoles polyvalentes de 2000 élèves; établissement des cégeps marxisants; mixité scolaire; déclin général de la qualité de l’enseignement; mise à la retraite anticipée de tous les partisans de «l’ancien régime».

Le programme de laïcisation s’est cependant heurté à l’article 93 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, qui protégeait les commissions scolaires confessionnelles de Québec et de Montréal. Il faudra attendre 1998 avant qu’Ottawa et Québec ne s’entendent pour abroger ce droit constitutionnel. Le fédéraliste Jean Chrétien et le souverainiste Lucien Bouchard s’accordèrent alors pour supprimer le dernier vestige de chrétienté institutionnelle au Québec, comme Pilate et Hérode qui redevinrent amis en condamnant Notre-Seigneur. De 1965 à 1998, le système scolaire québécois restait donc juridiquement confessionnel. Mais dès le début des années 1970, l’enseignement religieux fut vidé de son contenu par les enseignants eux-mêmes, qui avaient généralement perdu la foi dans le sillage de Vatican II. Les cours de religion catholiques devinrent des cours d’humanisme libéral, voire des cours de pur «niaisage»; et avec l’approbation des évêques, qui gardaient pourtant, en vertu de la loi, un droit de regard sur les programmes d’enseignement religieux des écoles publiques.

Le débat historiographique sur les causes de l’infériorité économique des Canadiens français a probablement marqué l’esprit du Rapport Parent. L’école de Québec, formée des historiens Fernand Ouellet, Marcel Trudel et Jean Hamelin, de l’Université Laval, soutenait que les Canadiens français avaient moins de succès économique que les Canadiens anglais à cause de leur culture catholique. Ces chercheurs adhéraient à la théorie du sociologue allemand Max Weber (1864-1920) sur le rapport entre l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. D’après eux, les Anglais avaient davantage le «sens des affaires» parce qu’ils étaient protestants. Et si les Canadiens français voulaient relever le défi économique, le «struggle for life», ils devaient assimiler certains éléments de la culture anglo-protestante. En clair, il fallait décatholiciser notre système d’éducation et adopter le modèle pédagogique américain pour acquérir le «Practical Mind», ce pragmatisme libéral issu de la religion protestante.

En revanche, l’école de Montréal, composée des historiens Maurice Séguin, Guy Frégault et Michel Brunet, qui enseignaient à l’Université de Montréal, affirmaient que l’infériorité économique des Canadiens français n’avait rien à voir avec le caractère catholique de leur culture, mais qu’elle découlait tout simplement de la Conquête de 1760. Les Anglais contrôlaient l’économie parce qu’ils détenaient le pouvoir politique, et non pas parce que le protestantisme faisait d’eux une sorte de race supérieure.

La thèse de l’école de Montréal était plus crédible, mais celle de l’école de Québec s’accordait davantage avec le complexe d’infériorité des Canadiens français, propre à tous les peuples colonisés. La question nationale se profilait derrière ce débat. L’école de Montréal était souverainiste et l’école de Québec fédéraliste. Le Rapport Parent s’inscrivait dans la vision de l’école de Québec : pour relever le défi de la modernité, les Canadiens français devaient devenir des Américains francophones.


LA CONTRE-RÉVOLUTION MANQUÉE

L’Union nationale de Daniel Johnson a remporté les élections du 5 juin 1966 avec 42% des voix et 56 députés, contre 47% des voix et 50 députés aux libéraux. Le RIN et le RN ont obtenu respectivement 6% et 2%. La concentration du vote libéral à Montréal, notamment dans les comtés anglophones, explique la distorsion entre le suffrage populaire et le nombre de sièges. La victoire de l’UN était mince, mais elle fut interprétée comme un désaveu de la Révolution tranquille, surtout dans les régions rurales. Jean Lesage a dit : «Ce sont les autobus jaunes qui m’ont fait perdre les élections.» Les autobus scolaires canalisaient symboliquement l’opposition à la Réforme Parent. Durant la campagne électorale, Daniel Johnson avait promis de mettre à la porte le sous-ministre de l’éducation, Arthur Tremblay. Toute l’équipe de hauts-fonctionnaires progressistes qui avait dirigé le Québec depuis 1960 s’apprêtait à plier bagages, mais le nouveau premier ministre leur dit de rester en place et de continuer leur travail. Le retour au pouvoir de l’Union nationale fut une contre-révolution manquée.

Daniel Johnson (1915-1968) était le fils d’un Irlandais et d’une Canadienne française de Bagot, en Estrie. Il était parfaitement bilingue, mais il fit toutes ses études dans des institutions francophones. C’est donc l’élément canadien-français qui prédominait dans son esprit. Élu député de Bagot en 1946, il fut ministre des richesses naturelles de 1958 à 1960, et il remporta la course à la direction de son parti en 1962. Au départ, Johnson semblait être un politicien plutôt ordinaire. Il avait été éclaboussé par le scandale du gaz naturel (délit d’initié) en 1958. Mais la maladie révéla sa grandeur d’âme. Il avait subi quatre crises cardiaques avant 1966. La cinquième l’emportera en 1968. Johnson savait qu’il ne lui restait que peu de temps à vivre, et il décida de consacrer les dernières années de sa vie au bien commun.

En 1965, Daniel Johnson avait publié un live intitulé: Égalité ou Indépendance. Il proposait de rédiger une nouvelle constitution qui reconnaitrait la dualité nationale du Canada et qui accorderait au Québec un statut particulier à l’intérieur de la Confédération. Si le Canada anglais refusait ce pacte binational, il faudrait alors, disait-il, que le Québec devienne un État souverain. Sa politique constitutionnelle fut renforcée par le fameux « Vive le Québec libre! », prononcé par le président français Charles de Gaulle lors de sa visite à Montréal en 1967. Johnson encourageait les jeunes militants unionistes qui se tournaient vers le séparatisme. S’il avait vécu plus longtemps, il en serait peut-être venu à promouvoir ouvertement l’indépendance. Le projet souverainiste aurait alors été porté par un parti de droite comme l’Union nationale plutôt qu’un parti de gauche comme le Parti Québécois, et c’eût été pour le plus grand bien de la nation canadienne-française.

Cependant, Daniel Johnson a compris un peu trop tard qu’il fallait enrayer la réforme scolaire. En 1966, il confia le ministère de l’éducation à Jean-Jacques Bertrand. Ce dernier était le type même de l’homme de droite qui avait de complexes face aux intellectuels de gauche, bardés de prestigieux diplômes étrangers. Il aimait recevoir les éloges des journalistes de Radio-Canada et du Devoir. L’intelligentsia progressiste le qualifiait de «seul ministre éclairé dans ce gouvernement rétrograde». Pourquoi? Parce qu’il continuait l’œuvre de Paul Gérin-Lajoie. Mais en 1968, Johnson remplaça Bertrand par Jean-Guy Cardinal à l’éducation. Ce geste reflétait une volonté réelle de mettre un terme à la réforme scolaire. Le premier ministre décéda malheureusement quelques temps après. La course à la direction de l’Union nationale opposa ensuite Jean-Jacques Bertrand à Jean-Guy Cardinal. Bertrand l’emporta en s’appuyant sur la vieille garde du parti. Fédéraliste pur et dur, il évinça l’aile séparatiste de l’UN. Cardinal passera lui-même au PQ, où il sera ensuite tabletté parce que trop à droite. En 1969, Jean-Jacques Bertrand fit adopter la stupide Loi 63, qui protégeait la langue anglaise plutôt que la langue française. En se coupant ainsi du nationalisme, il fit mourir l’Union nationale en laissant la place libre au Parti Québécois.



Jean-Jacques Bertrand et Daniel Johnson : une droite désorientée


Pendant ce temps, le nationaliste François-Albert Angers était le seul à militer ouvertement contre la Réforme Parent, avec l’aide de l’Association des parents catholiques du Québec (APCQ). Les évêques l’encourageaient en privé, mais aucun n’osait le soutenir publiquement. Les gardiens de la foi et de la morale étaient devenus des chiens muets. Selon Angers, tout le monde s’opposait à la réforme de l’éducation, quoique pour des raisons différentes : les commissions scolaires, les directeurs d’école, les syndicats d’enseignants et les associations de parents. Mais le mouvement d’opposition manquait de leadership. Si l’épiscopat avait résolument combattu la réforme, il aurait facilement remporté la victoire. La Révolution tranquille serait tombée à plat et le Québec serait resté une société catholique, du moins pendant un certain temps, comme l’Irlande, la Pologne ou les Philippines. Le cardinal Léger avait suffisamment de prestige pour s’ériger en chef de la Contre-Révolution tranquille, mais il était passé dans le camp moderniste, probablement depuis les années 1950.




Le cardinal Léger et François-Albert Angers : le faux et le vrai conservateur


On pourrait reprocher à Daniel Johnson d’avoir mal saisi l’enjeu de la réforme scolaire et de ne pas l’avoir stoppée. Mais n’oublions pas que le politicien est un homme d’action plutôt qu’un homme de doctrine. L’État doit s’occuper des choses temporelles et l’Église des choses spirituelles. Or l’éducation touche à l’âme bien plus qu’au corps, et c’est pourquoi elle doit relever de l’Église plutôt que de l’État. Ce n’est pas le premier ministre qui doit être tenu responsable de l’échec de la Contre-Révolution, mais bien l’épiscopat, et surtout le cardinal Léger, qui a introduit l’esprit libéral de Vatican II dans le clergé québécois. Si l’Église avait dénoncé la réforme de l’éducation, l’État l’aurait supprimée sans poser de question; et le terme «Révolution tranquille» n’apparaîtrait même pas dans nos livres d’histoire.


CONCLUSION

Le bilan de la Révolution tranquille est largement négatif, même du point de vue des idéaux qui l’animaient. Les Québécois francophones contrôlent-ils davantage leur économie? Non, et le mondialisme est en train de balayer les maigres succès du Québec Inc. Le Québec a-t-il réalisé son indépendance? Non, et les jeunes sont de moins en moins nationalistes. Le Québec a-t-il obtenu plus d’autonomie dans la Confédération canadienne? Non, et les Canadiens anglais ne se donnent même plus la peine de se demander «What does Quebec want?» La langue française est-elle en meilleure posture? Non, le visage linguistique de Montréal est aussi anglophone qu’en 1920, bien que ce soit désormais au nom de l’ouverture sur le monde plutôt qu’au nom de l’empire britannique. Les Québécois sont-ils plus instruits? Non, ils sont plus diplômés, mais le niveau des études s’est effondré. Les Québécois sont-ils mieux soignés qu’à l’époque où les religieuses géraient les hôpitaux? Non, et le Dr Barrette n’améliorera pas les choses. La culture québécoise est-elle plus riche? C’est une question de goût, mais je préfère la Bolduc à Céline Dion et Soirée canadienne à Star Académie. Dans leur vie personnelle et familiale, les Québécois sont-ils plus heureux aujourd’hui qu’avant 1960? J’en doute.

Peut-on rêver d’une future «Restauration tranquille», d’une renaissance de l’authentique identité canadienne-française? Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. Pour l’instant, il faut redécouvrir l’esprit de nos ancêtres et reconstituer en nous-mêmes notre culture nationale, fondée sur la foi catholique et le classicisme français. Les messages prophétiques de la Sainte Vierge à La Salette (1846) et à Fatima (1917) nous annoncent une renaissance miraculeuse de l’Église catholique et des nations chrétiennes. Le Canada français en sera peut-être.


«Un flambeau catholique, si modeste soit-il, ne doit pas s’éteindre. Un continent qui veut bien se porter, doit garder un peu de terre française.» (Lionel Groulx, La France d’outre-mer, 1922)