mardi 28 mai 2019

La province de Québec n'est pas née en 1960

Chaque génération semble croire que tout a commencé par elle, que le monde est né avec elle. Un changement politique s'étant produit dans la province de Québec en 1960, les nouveaux détenteurs du pouvoir ont stimulé cette tendance, afin de répandre l'impression qu'il ne s'était rien fait qui vaille avant eux.

La tactique s'est d'abord appliquée au chapitre des relations extérieures. Le Canada français ne révélerait son existence aux pays étrangers - à la France, en particulier - que depuis quatre ou cinq ans.

Ce boniment témoigne d'une robuste ignorance de notre histoire. J'ai entendu l'abbé Pierre Gravel le réfuter avec beaucoup d'à-propos et de verve. Je reprends et développe un peu ses arguments.

En 1880, Adolphe Chapleau, premier ministre prestigieux de la province de Québec, établissait des relations économiques avec la France, en commençant par la négociation d'un emprunt français et par l'établissement du Crédit Foncier Franco-Canadien. Des échanges s'organisaient entre les deux pays - et l'on pensait compléter ces mesures par l'établissement d'une ligne de navigation directe et régulière. Une mission française vint faire le tour de notre province - encore très loin de son développement actuel.

Chapleau voyagea en Europe l'année suivante. La société parisienne s'arracha ce Canadien français si bel homme et si éloquent. Le président de la République le reçut, et le nomma commandeur de la Légion d'honneur; le Pape le reçut, et le nomma commandeur de Saint-Grégoire-le-Grand. Un homme d'affaires très entreprenant, Louis-Adélard Sénécal - le Louis Lévesque de son temps, si l'on veut - accompagnait le premier ministre. Des relations commerciales s'ébauchèrent ou se complétèrent ..

Chapleau avait fait la conquête de Paris. Son grand rival Mercier, devenu premier ministre à son tour, renouvela le charme. Lui aussi avait belle allure, et le goût du panache. Son voyage de 1891 laissa une traînée qu'on peut bien dire éblouissante. Sociétés savantes, réunions académiques, cercles littéraires, économiques, agricoles, instituts techniques, cercles catholiques, on l'invitait partout, et il acceptait. Le président de la République le reçut à l'Elysée et le promut commandeur de la Légion d'honneur. Le roi des Belges le reçut à Bruxelles et le fit commandeur de l'ordre de Léopold. Le pape Léon XIII le reçut à Rome et le nomma comte palatin, à titre héréditaire. A Chartres, à Tourouvre, à l'abbaye de Bellefontaine (maison-mère de la Trappe d'Oka), à Cholet, à Caen, les moines, les éleveurs, les gens du monde, tous reçurent Mercier et ses compagnons comme des frères. La visite de Mercier à Tourouvre, berceau de sa famille, est émouvante au point que son récit nous met des larmes aux yeux. Les vitraux donnés par Mercier à l'église de Tourouvre doivent toujours s'y trouver.

Mercier s'était conduit et fait recevoir en chef d'Etat.

Laurier, aussi bien accueilli en France, brilla surtout en Angleterre. Il y fit plusieurs voyages. Un banquet donné par le gouvernement anglais en 1897 sembla bien tourner en une apothéose de "Sir Wilfrid". Dix ans plus tard, à la conférence de 1907, c'est encore Laurier qui joua l'un des tout premiers rôles.

Au congrès eucharistique de Lourdes, tenu à la veille de la guerre de 1914, deux des orateurs les plus acclamés furent Henri Bourassa et Mgr Georges Gauthier, archevêque coadjuteur de Montreal.

Le sénateur Dandurand, qui avait été l'un des lieutenants de Laurier, remporta de très gros succès personnels à la Société des Nations, à Genève. Sa dignité, son érudition et sa belle voix grave faisaient merveille, et le délégué canadien présida l'Assemblée en 1925.

Rodolphe Lemieux, son cadet de quelques années, son collègue au Sénat et membre, comme lui, des grands cercles internationaux, donna des conférences très suivies à la Sorbonne et succéda au cardinal Mercier comme membre de l'Institut de France en 1927.

Edouard Montpetit, si bel homme, si digne de tenue, si brillant orateur, et qui nous a si bien représentés dans de grands congrès internationaux à Oxford, à Gênes, à La Haye, fut à son tour invité à donner des cours sur le Canada en Sorbonne en 1925, puis à Bruxelles en 1928. L'Académie française n'admet pas de membres étrangers. Mais l'Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, non moins triée sur le volet, élut Montpetit parmi ses membres.

Ce n'est pas en 1965, c'est en 1923 que notre gouvernement fit circuler en France un train-exposition.

Mais j'ai nommé Mgr Gauthier. Le nom de ce prélat appelle à mon souvenir celui du cardinal Villeneuve, légat du Pape à Domrémy en 1939 (pour les fêtes de Jeanne d'Arc) et à Mexico en 1945. Les voyages occasionnés par ces très hautes missions, en France et au Mexique, prirent tournure triomphale.

Joseph-Adolphe Chapleau (1840-1898).
J'aurais dû citer les missions françaises venues dans notre province à l'occasion des congrès de la Langue française en 1912 et en 1937. Et plus encore, peut-être, l'extraordinaire mission venue pour le quatrième centenaire de la découverte du Canada, en 1934. Bon nombre d'entre nous doivent se le rappeler: jamais pareille élite n'avait traversé l'océan.

Les professions, les corps constitués - les médecins, les chambres de commerce et bien d'autres - ont organisé des voyages collectifs et des échanges de visites avec leurs homologues étrangers. Les anciens de l'Ecole des Hautes Etudes Commerciales ne peuvent pas avoir oublié le splendide accueil de leurs confrères français, qui les reçurent par ces mots, en 1935: "Vous voici chez vous." Au Cercle Interallié, le plus chic de Paris, les deux groupes échangèrent leurs fanions - le fanion bleu et argent des H.E.C. de Paris contre le fanion à feuille d'érable des Montréalais - en signe d'étroite amitié. Une installation radiophonique spéciale permit aux H.E.C. de Montréal, groupés à l'Ecole de la place Viger, d'entendre le message du président de l' Association française, et aux H.E.C. de Paris, réunis dans les jardins du Cercle Interallié, d'entendre les remerciements d'Armand Viau, président de l'Union Canadienne. L'automne suivant, une délégation des H.E.C. de France rendait la visite et participait aux fêtes du vingtième anniversaire de l'Ecole montréalaise.

Notre histoire récente est parsemée de scènes aussi émouvantes. Il me faudrait vingt fois plus de place pour épuiser le sujet. Pour mentionner les succès remportés à l'étranger par des Canadiens français comme la cantatrice Albani ou le savant Frère Marie-Victorin, entre bien d'autres. Wilfrid Pelletier n'a pas attendu 1960 pour devenir chef d'orchestre du Metropolitan Opera de New York. Les "prix d'Europe" datent au moins d'Athanase David. Ni le Collège Canadien à Rome ni la Maison des Etudiants canadiens à Paris ne datent du gouvernement actuel. Et j'ai eu, bien avant 1960, le plaisir de m'arrêter au bureau de propagande de la province de Québec, en plein Rockefeller Centre, à New York.

J'ai rappelé au chapitre précédent l'essor économique pris par la province de Québec au temps du gouvernement Duplessis. Cet essor se poursuit. On répand à tort l'impression d'une accélération considérable. Nous participons à l'élan qui emporte le continent nord-américain et une bonne partie de l'Europe occidentale. Dans un pareil contexte, qui n'avance pas recule. Mais notre taux de participation fléchit. Nos progrès, plus rapides que ceux de nos voisins il y a sept ou huit ans, le sont moins aujourd'hui. Montréal était en voie de surclasser définitivement Toronto. C'est maintenant la capitale ontarienne qui rattrape la métropole québécoise. Le taux de croissance de Toronto (2,000,000 d'âmes) est de 9%; celui de Montréal (2,200,000) de 7%. La différence est encore plus accusée si l'on compare, non plus les deux grandes villes, mais l'ensemble des deux provinces. Toronto rattraperait Montréal d'ores et déjà sans les préparatifs de l'Exposition - à laquelle l'Etat fédéral et par conséquent l'ensemble du pays apportent une sérieuse contribution.

Pour une industrie dont on annonce la prochaine installation dans Québec, trois ou quatre s'établissent en Ontario. Et la grande province voisine n'est pas seule à nous devancer. La Colombie-Britannique enregistre des gains très supérieurs aux nôtres dans à peu près tous les domaines : population, investissements de capitaux, ventes au détail, revenu personnel, taux des salaires. La côte du Pacifique connaît un essor extraordinaire. Un gigantesque développement hydroélectrique est en projet sur la rivière La Paix. Le port de Vancouver rattrape le port de Montréal pour le tonnage manutentionné. Il le dépassera, selon les prévisions, d'ici trois à cinq ans. L' Alberta continue sur sa lancée. La Saskatchewan a répudié les gouvernements socialistes sous lesquels elle végétait et s'efforce, avec succès, d'attirer des industries. Un énorme projet d'exploitation des potasses y est en voie de réalisation. Le premier ministre Ross Thatcher déclare, à l'inauguration d'une nouvelle usine: "Nous voulons créer un climat des plus favorables à l'entreprise privée." Les provinces Maritimes· elles-mêmes, si longtemps léthargiques, atteignent un taux de croissance supérieur au nôtre. La Nouvelle-Ecosse s'industrialise "in a big way". Elle étudie l'utilisation éventuelle des hautes marées de la baie de Fundy - les plus puissantes du monde - pour produire une quantité considérable d'énergie électrique, moins coûteuse que l'énergie produite à l'aide des chutes d'eau. Elle a déjà son usine d'automobiles, la Volvo, qui entame le marché québécois. Une autre usine, près de Sydney, fabriquera des autos de marque japonaise. La Nouvelle-Ecosse construit la première usine d'eau lourde au Canada. Elle a construit la première fabrique de boîtes de conserves en aluminium au Canada, et en construit maintenant une deuxième. Au Nouveau-Brunswick, la Brunswick Mining and Smelting construit un énorme complexe (mines, fonderie, produits chimiques, sidérurgie) à coups de centaines de millions. Un groupe d'usines s'installe à Bathurst et des filiales à Belledune. Ce complexe, destiné à devenir une véritable puissance industrielle, est déjà partiellement en production. Jusqu'à la minuscule Île du Prince-Edouard qui ouvre des chantiers maritimes, tandis que Terre-Neuve inaugure le, grand ensemble de la Wabush Mines (235 millions), puis équipe les chutes de Hamilton.

Le ministre (fédéral) des Finances a donné des statistiques relatives à l'ensemble des provinces atlantiques, à la Chambre des communes, le 7 juin. Les investissements de fonds ont augmenté de 14 pour cent en 1964, et ce progrès est partagé par tous les secteurs de l'économie; la production minérale a, augmenté de 33 pour cent, la production de pâte à papier a réalisé une nouvelle avance de 29 pour cent, les expéditions de minerai de fer de 30 pour cent. Le chômage a diminué de 16 pour cent.

Le frère Marie-Victorin (1885-1944).
La vérité est que nous suivons le mouvement, à la queue. Il nous reste les fâcheux records que nous avons déjà énumérés, et quelques autres aussi peu flatteurs, comme le record du chômage (taux relevés par le Bureau fédéral de la Statistique en mai 1965 : 5.2 dans Québec; 3.1 en Ontario), le record des grèves, le record des faillites, le record des accidents d'automobiles, le record des taxes et le record des dettes.

Il ne s'agit pas de discréditer les efforts qui s'accomplissent aussi dans Québec. Mais on cherche à nous tromper en nous laissant croire qu'ils sont uniques au Canada et dans le monde, qu'ils n'ont pas eu de prédécesseurs et qu'ils n'ont pas d'équivalents contemporains.

Ne nous racontez pas que la province de Québec, en 1960, est sortie du néant - ou des "ténèbres du Moyen-Age'' comme aurait dit feu T.-D. Bouchard - pour entrer d'un bond dans l'ère des relations interplanétaires.

[NDLR : T-D Bouchard, surnommé le diable de Saint-Hyacinthe, fut maire puis député de cette ville. Successivement chef de l'opposition officielle (parti libéral), ministre, président d'Hydro-Québec (démis de ses fonctions par la suite car trop gênant pour le gouvernement Godbout) puis sénateur. Ouvertement franc-maçon et anti-clérical, c'est en partie à son instigation que nous devons la loi sur l'instruction obligatoire au Québec, première étape d'une mainmise du gouvernement sur la jeunesse, ainsi que de la déchristianisation du Québec.]



-Robert Rumilly, Quel monde ! Editions Actualité. 1965. Montréal. P. 80-85.