jeudi 2 mai 2019

Rousseau et son Contrat social

Le problème posé est celui-ci : puisque l'état social, tout en étant au fond antinaturel, est devenu inévitable, comment rationaliser en quelque sorte la société ? (comparer avec l'Emile: substituer une bonne éducation à la mauvaise).

Le texte du Contrat provient de laborieux remaniements et d'une présentation de type rationaliste et déductif, quasi-spinoziste par endroit. La clarté n'en est pas pour cela parfaite ( cf. Rousseau : « Ceux qui se vantent d'entendre le Contrat tout entier sont plus habiles que moi » ( 1). Il est dominé par le thème ou l'idée, de la Volonté générale, qui provient en partie de vues empruntées à Diderot (sans parler de sources plus anciennes, d'Althusius à Jurieu, voir leçons précédentes sur les juristes et sur Bossuet). Elle est toujours droite, et ne se trompe jamais quoiqu'on puisse la tromper (échappatoire commode pour éluder les faits gênants). Elle s'oppose aux « volontés particulières », et par là Rousseau ne veut pas tellement désigner les désirs des individus que l'intervention des « corps naturels » ou « intermédiaires » de l'Ancien Régime (provinces, corporations, Eglises, etc.). Les citoyens donnent le pouvoir à la collectivité. Celle-ci, en bloc, se choisit un gouvernement. Le livre I critique Hobbes et Grotius, essentiellement à propos de l'esclavage, et là, on peut dire que Rousseau frappe souvent juste. Mais c'est aux livres II et suivants que sa philosophie politique propre s'étale vraiment, dirons-nous, en tout ce qu'elle a de mystifiant...

Le souverain et les sujets sont le même corps de citoyens, considéré sous deux aspects : comme législateur (en tant qu'ensemble) et comme sujet (chacun isolément). Pas de parlementarisme, régime corrompu et corrupteur (on pourrait tirer de Rousseau un florilège de textes antiparlementaires...) mais consultation populaire directe (référendum), d'où hostilité aux trop grands Etats, où Rousseau croit la chose irréalisable.

Rousseau déteste la monarchie, et, en le lisant, on a l'impression d'une gageure, car il utilise contre elle des arguments qui sont comme le négatif de ceux qu' emploient, pour la justifier, les auteurs monarchistes. La monarchie est un régime instable et manquant de continuité, au contraire des régimes républicains (? !). Que pour Rousseau, la « multitude », comme disent les auteurs classiques, soit source de la souveraineté, c'est bien certain. Mais est-elle aussi le critère de la distinction du bien et du mal ? Certains auteurs - en général favorables à Rousseau - disent que non, qu'il met au-dessus du consentement populaire des valeurs immuables et absolues. D'autres, tel Maritain, dans Trois réformateurs (Plon, éditeur, ouvrage que nous ne saurions assez recommander), pensent le contraire.

Comme nous l'avons dit précédemment (leçon XII), Rousseau rejette la séparation des pouvoirs. La souveraineté est unitaire.

En matière de religion, il faudra enlever à l'individu tout ce qui pourrait le dresser contre l'Etat (comparer avec Platon, leçon II). Rousseau est fortement hostile au catholicisme, non seulement pour des raisons philosophiques mais pour ce motif politique : le catholique n'est jamais un citoyen « à cent pour cent ». Il n'est pas non plus protestant, malgré ses sympathies pour les implications révolutionnaires de la Réforme (voir leçon sur celle-ci). Il tolère un vague christianisme « moraliste », rhétorique, humanitaire, sans dogmes précis, mais, pour son compte, il est déiste : il faut croire en Dieu, en son action sur le monde, à la vie future, à la sainteté de la loi civile. Mais Rousseau tient tellement à ce Credo minimum (et ici, comme sur beaucoup d'autres points essentiels, Robespierre sera son très fidèle interprète), que l'athée sera, s'il persévère, emprisonné, voire totalement éliminé (Contrat, 1. IV, ch. VIII).

DISCUSSION :

Jean-Jacques Rousseau (1712-1778).
La pensée de Rousseau, nous paraît, disons-le, sophistique et extrêmement nocive.

1 ° Si l'on met l'accent sur le consentement libre de l'individu, on dira que chacun doit pouvoir, en Discours, avec tous les inconvénients que comportent l'individualisme libéral et l'anarchisme pur (voir leçon sur Maurras et article « Rousseau » de celui-ci dans son Dictionnaire politique et critique). C'est une conception essentiellement négative, et destructrice des valeurs sociales. bonne logique, rompre le pacte social à tout instant. On arrive alors à une interprétation anarchiste, qui rejoint la doctrine des

2° Si l'on met l'accent sur la volonté générale prise en bloc, sorte d'abstraction réalisée, on arrive à des conclusions étonnantes, et, selon nous, inacceptables encore :

A. La volonté générale devrait, en principe, être celle de l'unanimité du corps social. Mais ceci est irréalisable en fait, et Rousseau le sait fort bien. Dès lors, c'est la majorité numérique qui sera censée représenter la volonté générale. On rencontre alors deux difficultés :

a) qu'est-ce qui nous garantit (à part une « foi » démocratique qui soulève les montagnes...) qu'elle incarne plus réellement le bon sens et le jugement droit que la minorité, surtout quand on ne professe pas un radical optimisme sur la lucidité et la bonté de l'homme.

b) que devra faire la minorité ? Rousseau n'hésite pas : non seulement elle devra s'incliner devant le verdict de la majorité, au for externe, mais elle devra, au for interne, se ranger à cet avis, l'accepter comme fictivement et absolument bon. Elle devra, pourrions-nous dire, faire son autocritique et, si l'on vote à nouveau, voter comme la majorité l'a indiqué. Et si quelqu'un regimbe? Alors, c'est Rousseau qui nous le dit, le récalcitrant sera « forcé d'être libre »...

RÉSULTAT : ON AURA UN TOTALITARISME POLITIQUE.

Rousseau engendre logiquement Saint-Just et Robespierre, lorsque celui-ci déclare : « le gouvernement de la République, c'est le despotisme de la liberté (sic) contre celui de la tyrannie ». On peut donc dire que Rousseau est une des sources indiscutables des pouvoirs totalitaires modernes, de Napoléon aux dictateurs de nos jours. Et, en particulier, par l'intermédiaire de Fichte son idée du« peuple» et de ... celui qui l'incarne a contribué à la naissance et au développement du pangermanisme (constatation fort utile à faire, mais qui gênera sans doute certains admirateurs inconditionnels des « grands ancêtres » et des « immortels principes» ...).

B. Nous ne sommes pas au bout de nos peines. Les théoriciens et les hommes politiques de la démocratie craignent vivement que même la majorité des suffrages ne leur soit pas toujours acquise. Et, de fait, ils ont bien raison (que l'on songe à la proportion - arithmétique- ment ridicule - de Français qui étaient réellement partisans de la Convention et qui votèrent en ce sens ! ...) Aussi les sectateurs de Rousseau, sur le plan juridique, en arrivent-ils à des aveux dépouillés d'artifice.

« On conçoit, après cela, l'attrait de la doctrine léniniste : 
aux chefs socialistes il ouvre la perspective d'un pouvoir indéfini, 
sans limites et sans contrôle, tandis qu'il fait briller aux yeux 
des classes ouvrières le mirage de la terre promise. »
Un des grands républicains du siècle dernier, Arthur Ranc, tourné vers la droite de l'assemblée s'écriait assez ingénument : « Si vous êtes une infime minorité, nous vous mépriserons (2) ; si vous êtes une forte minorité, nous vous invaliderons ; si vous êtes la majorité, nous prendrons le fusil et nous descendrons dans la rue (3) ». Plus doctoral, un éminent juriste de la célèbre « Ligue des Droits de l'Homme » écrit : « La volonté de la majorité n'est pas une catégorie absolue ... dans un grand nombre de cas, les" délibérations du peuple" n'ont pas de valeur pour la conscience juridique de la démocratie... Le fait majoritaire n'est pas un facteur décisif pour l'éthique démocratique. A l'inverse, le défaut de majorité arithmétique n'enlève pas son caractère démocratique à la France de la Convention ... La Convention nationale représente-t-elle la majorité des électeurs français en 1792? Non, bien sûr ... les Citoyens "pensants et agissants" n'étaient qu'une infime minorité. Lorsqu'un pays vote librement (le mot est souligné par l'auteur de l'article) contre la liberté, ce choix, sur le plan moral et institutionnel, est illégal (Mirkine-Guetzévitch, Revue philosophique, juillet-septembre 1952, pp. 448-449). Tout commentaire nous parait superflu ...

Concluons donc: c'est pour s'être politiquement inspirée de Rousseau que la France oscille depuis la Révolution, entre l'anarchie et le despotisme césarien.

Sur le plan religieux, l'idéologie de Rousseau et son héritier le jacobinisme, sont aussi profondément opposés au christianisme que le matérialisme marxiste (4). Contre la cécité de certains chrétiens qui ne se contentent pas de défendre la démocratie (ce qui sur le plan institutionnel est leur droit) mais qui nous ressassent malgré toutes les encycliques, « l'origine évangélique de la Révolution française », il faudrait faire un tableau synoptique détaillant la signification chrétienne des mots « liberté, égalité, fraternité» et le sens qu'ils ont pour la pensée révolutionnaire des XVIIIe et XIXe siècles, on s'apercevrait très vite du contraste. La chose est d'ailleurs soulignée avec une parfaite lucidité par des incroyants comme Albert Camus (on lira surtout le texte intitulé « Les Régicides » dans L'homme révolté, pp. 143-168) et comme André Malraux, qui a plus d'une fois soutenu que, si la révolution ne peut effectivement se concevoir sans le christianisme, c'est en tant qu'elle en est précisément le contre-pied, et comme le négatif métaphysique.



-Louis Jugnet, Doctrines philosophiques et système politique. Editions de Chiré. 2013. Chiré-en-Montreuil. P. 79-84.


(1) Rousseau a, de temps en temps du moins, de ces aveux d'une charmante naïveté. Comme un hobereau lui présente son fils « élevé selon les principes de l'Emile », Jean-Jacques s'écrie : « tant pis pour vous, Monsieur, et tant pis pour votre fils ! » ...

(2) On notera ce mépris de la personne et des idées de l'adversaire, dès qu'il ne représente pas une masse au sens mécanique...

(3) Effectivement, aucune de nos républiques n'est sortie d'un pacte pacifique, mais toujours de l'émeute et de l'insurrection armée...

( 4) Il serait intéressant (nous l'avons fait ailleurs) de comparer en détail jacobinisme et marxisme : la grande différence entre les deux, c'est que le jacobinisme issu de Rousseau est un rationalisme abstrait, statique, formel, à la différence de la dialectique évolutive et matérialisme du marxisme. Mais - outre l'utilisation méthodique de la violence pour éliminer toute opposition- les ressemblances sont profondes, qu'il s'agisse de l'opposition farouche, irréductible, au catholicisme, dans un cas comme dans l'autre (rejet du sacré, de la transcendance, etc, ...) et même du collectivisme. Car enfin, Rousseau estime que c'est l'Etat qui est juge de ce que nous pouvons posséder, et la Révolution française connut une forte poussée collectiviste (voir Gaxotte, La Révolution française, ch. XII).