vendredi 22 mars 2019

La morale communiste dans le monde moderne

Les cinq étapes de l’histoire. L’homme est un fruit de l’évolution qui a parcouru, selon le
communisme, cinq étapes principales :
La première, très longue et très lente, a vu émerger l’humanité à partir d’un troupeau de singes, où l’instinct a évolué vers l’usage d’instruments distincts de nos membres. C’était l’âge d’une société sans classe, et donc, communiste, mais rudimentaire.

Les trois étapes suivantes se caractérisent par la lutte des classes qui ont dû se constituer pour accélérer le mouvement vers la perfection. Dans l’antiquité, c’est l’âge de l’esclavage, où les riches possèdent tout, même leurs serviteurs. — Au Moyen Âge, c’est le temps de la féodalité où les riches possèdent le sol auquel restent attachés les serfs. — Depuis la Révolution, c’est l’âge du capitalisme où les riches possèdent les moyens de production et vivent aux dépens de l’ouvrier. Le progrès de l’histoire amènera enfin la cinquième étape, celle du communisme où l’on retrouve la société primitive, sans classe, mais arrivée désormais à sa perfection pour le plus grand bonheur de l’humanité.

La véritable valeur de l’homme en cette dernière étape est d’être un travailleur, un « producteur » digne de faire partie de la classe ouvrière désormais régnante. Au terme de l’évolution, l’individu, pour le communisme, sera pleinement absorbé par sa classe ; éduqué par elle dès sa plus tendre enfance, il trouvera son bonheur à la servir sans plus aucun désir ni de solitude, ni d’activité personnelle. À ce point de vue, la femme sera l’égale de l’homme : l’organisation sociale cherchera à la décharger le plus possible du fardeau de la maternité, pour qu’elle puisse réaliser son rôle essentiel d’ouvrière.

Tout dans cette culture nouvelle entraîne la destruction de la famille. L’institution du mariage monogame et indissoluble est considérée comme le fruit du système économique capitaliste : elle est née, dit Engels, « de la concentration de grandes richesses dans les mêmes mains, celles d’un homme, et du désir de transmettre des richesses par héritage aux enfants de cet homme à l’exclusion de tout autre… Les moyens de production une fois passés à la propriété commune, la famille individuelle cesse d’être l’unité économique de la société. La garde et l’éducation des enfants devient une affaire publique : la société prend un soin égal de tous les enfants, qu’ils soient légitimes ou naturels ». Le communisme ne voit dans l’union de l’homme et de la femme que la poussée inférieure de l’« instinct sexuel », comme chez les animaux ; il est moral, dit-il, de satisfaire à ce besoin, aussi bien qu’à celui de boire et de manger. Le mariage devient un simple contrat individuel que l’on peut légitimement briser « dès que surgit l’antipathie ou l’indifférence » ou qu’un attrait plus puissant s’impose : c’est l’union libre. L’inconvénient du système est d’occasionner la dénatalité ; car les enfants nombreux restent la grande richesse sociale, en renouvelant l’armée des travailleurs. La société résoudra le problème en organisant des maternités, des crèches où mères et nouveau-nés jouiront des soins réservés actuellement aux riches ; puis, des jardins d’enfants où seront recueillis les futurs citoyens pour apprendre leur vie sociale ; ils passeront de là dans les usines ou les fermes socialisées où le travail fera leur bonheur, à moins que leurs dispositions ne les dirigent vers les hautes études où ils serviront leur classe par le labeur de l’esprit.

Cet idéal est sans doute radicalement opposé aux plus profondes aspirations du cœur humain ; mais au point de vue des communistes pour qui « il n’y a rien de définitif, d’absolu, de sacré », mais un déploiement ininterrompu de phénomènes, la situation présente doit nécessairement évoluer vers un état social qui rendra naturelle et spontanée cette vie grégaire où l’individu sera tout entier pour la société.

La vie morale : Égoïsme de classe. « Toute l’éducation, dit Lénine, tout l’enseignement et toute la formation de la jeunesse contemporaine se résument dans l’apprentissage de la morale communiste » et celle-ci « est entièrement subordonnée à l’intérêt du prolétariat et aux exigences de la lutte des classes ». On peut considérer cette morale, au terme de l’évolution ou dans l’état présent.

Au terme de l’évolution, la société deviendra « une collectivité sans autre hiérarchie que celle des systèmes économiques », ayant pour unique mission la production dés biens par le travail collectif et pour unique fin la jouissance de ces biens terrestres dans une vie où « chacun donnera selon ses forces et recevra selon ses besoins » ; elle formera comme une pyramide de soviets : les diverses professions, à la base, auront leurs soviets ou conseils particuliers chargés de pourvoir à leur intérêt propre ; ceux-ci enverront des délégués aux soviets supérieurs, régionaux ou nationaux jusqu’au Conseil suprême, chargé d’établir le plan général de production le plus favorable au bien commun. L’État deviendra ainsi une vaste coopérative de production et les formes actuelles de gouvernement seront abandonnées comme inutiles.

Alors, la classe ouvrière ayant absorbé toute l’humanité, disparaîtront toutes les causes d’antagonisme et de guerre fournies par les différences de patries ou de conditions sociales : ce sera la paix définitive, où chacun trouvera sa joie à se dévouer pour tous ses frères ouvriers, donnant volontiers ce qu’il peut, l’ingénieur son travail d’esprit et de direction, le manœuvre sa force musculaire, sûr de voir ses besoins satisfaits, dans la vieillesse et la maladie comme dans la santé et le travail. Les chefs assureront l’exercice de la pleine justice égalitaire et les sujets en jouiront dans l’exercice de l’entraide et de la charité universelle. Ainsi reparaît l’idéal de l’« altruisme mondial » régnant sur les ruines de tous les égoïsmes, vraie vision apocalyptique du « paradis sur terre ».
Mais le temps actuel est encore loin de cet idéal. La moralité d’inspiration religieuse et le code des lois en vigueur dans les États capitalistes sont évidemment caduques, comme l’institution de la famille ; la loi du progrès en amènera fatalement la ruine. Mais les communistes estiment qu’ils ont un rôle à jouer dans cette évolution : « Insistant, dit Pie XI, sur l’aspect dialectique de leur matérialisme, ils prétendent que le conflit qui porte le monde vers la synthèse finale peut être précipité grâce aux efforts humains. C’est pourquoi, ils s’efforcent de rendre plus aigus les antagonismes qui surgissent entre les diverses classes de la société. La lutte des classes avec ses haines et ses destructions prend l’allure d’une croisade pour le progrès de l’humanité ». À leur point de vue, c’est un acte de dévouement à la classe ouvrière que de fomenter des grèves, des révolutions, des guerres ; s’ils s’allient à d’autres groupements pour obtenir des réformes, ce n’est point pour stabiliser la situation, mais pour « commencer » le bouleversement total. Tant que la transformation des paysans et des petits bourgeois ne sera pas obtenue, la lutte devra continuer. Staline a dressé dans ce but un plan de guerre avec une tactique savante et méthodique. Le but immédiat à obtenir est le renversement de l’État capitaliste pour instaurer la « dictature du prolétariat », comme en Russie soviétique. Dans cette situation de transition, le rôle principal est joué par le Parti, minorité de communistes convaincus qui poursuivent l’éducation des masses en extirpant progressivement les restes d’esprit bourgeois et capitaliste.

La vie religieuse : Athéisme militant. Un des obstacles les plus essentiels à extirper, aux yeux du communisme, est la religion et la croyance en Dieu. « La religion est l’opium du peuple » : cette sentence de Marx, dit Lénine « constitue la pierre angulaire de toute conception marxiste en matière de religion ». Celle-ci « est un aspect de l’oppression spirituelle qui pèse toujours et partout sur les masses populaires accablées par le travail perpétuel au profit d’autrui, par la misère et la solitude. La foi en une vie meilleure dans l’au-delà naît tout aussi inévitablement de l’impuissance des classes exploitées en lutte contre les exploiteurs que la croyance aux divinités, aux miracles, aux diables… naît de l’impuissance du sauvage en lutte contre la nature ». Tandis qu’elle berce « de l’espoir d’une récompense céleste celui qui peine » dans la pauvreté, elle permet au riche de jouir en paix de ses rapines à condition de faire quelques actes de charité facile.

Cette conception religieuse comporte, comme la morale, le double aspect de l’achèvement et de la préparation. Dans la société pleinement évoluée, l’idée de Dieu sera absente, et le « confort » obtenu comme fin dernière éteindra toute velléité de culte ou de religion. Mais dans l’état de transition, l’un des plus rigoureux devoir du communiste « pur », membre du Parti, est d’être athée militant : les efforts de tout genre, soit pour détruire les restes de croyance en Dieu dans les masses prolétaires, soit pour empêcher leur éclosion dans l’éducation de la jeunesse sont un des meilleurs services à rendre à la classe ouvrière.



-P. François-Joseph Thonnard, A.A. Précis d'histoire de la philosophie. Desclée de Brouwer. 1966. Pp. 773-992.