lundi 23 mars 2015

Le chanoine Lionel Groulx et le combat identitaire canadien-français


                Le nom du chanoine Lionel Groulx (1878-1967) symbolise l’esprit du Canada français catholique et conservateur d’avant la Révolution tranquille des années 1960. L’expression « groulxisme » est souvent employée pour désigner le nationalisme traditionnel canadien-français, fondé sur l’union de l’Église et de la Patrie, par opposition au nationalisme québécois « moderne », qui se veut laïque et multiculturel. Aux yeux de la rectitude politique, le « groulxisme » est une étiquette péjorative que l’on associe facilement au racisme et au fascisme. Mais en réalité, le nationalisme groulxien était empreint d’humanisme chrétien et classique. Sa doctrine de l’enracinement ne visait pas à renfermer le « petit peuple » canadien-français dans un particularisme étroit, mais à l’élever jusqu’a l’universel pour en faire un « grand peuple ». Malgré son apparence vieillotte, l’œuvre du chanoine Groulx peut toujours inspirer les Québécois qui rêvent d’une renaissance nationale et spirituelle sur les rives du Saint-Laurent.

                Issu d’une modeste famille paysanne de Vaudreuil, Lionel Groulx a étudié au Collège de Sainte-Thérèse et au Grand Séminaire de Montréal, avant d’enseigner au Collège de Valleyfield. Il se fit d’abord connaître comme aumônier de L’Association catholique de la jeunesse canadienne-française (1903-1915). C’était un partisan de la Ligue nationaliste d’Henri Bourassa, qui prônait l’indépendance du Canada par rapport à la Grande-Bretagne, le caractère bilingue et biconfessionnel de la Confédération canadienne, et le respect de l’autonomie provinciale. L’abbé Groulx obtint la première chaire d’histoire du Canada à l’Université de Montréal (1915-1949) et il fonda la prestigieuse Revue d’histoire de l’Amérique française (1947). On reconnaît encore à Groulx le mérite d’avoir été l’un des pionniers de la recherche historique au Québec, bien qu’il soit maintenant mal vu de le citer dans une étude universitaire. Sa magistrale Histoire du Canada français depuis la découverte (1950) reste, jusqu’à présent, la meilleure synthèse de notre histoire nationale. Toutefois, l’abbé Groulx marqua davantage la société québécoise par son action militante que par ses travaux scientifiques. Mais les idées politiques et sociales de « notre historien national » ne sont plus tellement appréciées de nos jours. Les Québécois auraient pourtant intérêt à les redécouvrir.

L’ACTION FRANÇAISE DE MONTRÉAL

                Dans l’entre-deux guerres, Lionel Groulx succéda à Henri Bourassa comme principal maître à penser des nationalistes canadiens-français. Il dirigea de 1918 à 1928 la revue mensuelle L’Action française. Cette publication avait adopté le nom du remarquable journal de Charles Maurras (1868-1952), le grand écrivain nationaliste et royaliste français. Le combat de L’Action française de Montréal ressemblait en partie à celui de L’Action française de Paris, que Lionel Groulx appelait affectueusement « notre grande sœur », mais il s’inscrivait dans un contexte fort différent de celui de la France. L’Action française de Montréal était plus barrésienne que maurrassienne. Elle livrait une bataille plus culturelle que politique. Elle n’adhérait pas aux thèses royalistes et positivistes de Maurras, bien qu’elle ait puisé au même terreau contre-révolutionnaire. Son but était de restaurer l’identité culturelle canadienne-française :

                « Notre doctrine, écrivait Groulx, elle peut tenir en cette brève formule : nous voulons reconstituer la plénitude de notre vie française. Nous voulons retrouver, ressaisir dans son intégrité, le type ethnique qu’avait laissé ici la France et qu’avait modelé cent-cinquante ans d’histoire. Nous voulons refaire l’inventaire des forces morales et sociales qui, en lui, se préparaient alors à l’épanouissement. Ce type, nous voulons l’émonder de ses végétations étrangères, développer en lui, avec intensité, la culture originelle, lui rattacher les vertus nouvelles qu’il a acquises depuis la conquête, le maintenir surtout en contact avec les sources vives de son passé pour ensuite le laisser aller à sa vie personnelle et régulière. » (Notre doctrine, AF, janvier 1921)

                L’Action française dénonçait tout ce qui altérait l’identité nationale, soit l’impérialisme britannique, le capitalisme américain, le laïcisme français, le démocratisme universel, le cosmopolitisme  et le matérialisme. En définitive, L’Action française combattait ce que l’on appelle maintenant le « mondialisme », une idéologie qui s’incarnait alors dans l’empire britannique, mais qui prend aujourd’hui le visage de l’ONU. Sur le plan pratique, les collaborateurs de la revue critiquaient surtout l’anglomanie qui imprégnait l’esprit de nos classes supérieures, les anglicismes qui entachaient la pureté de notre langue, les doctrines juridiques anglaises qui infiltraient notre droit civil, la nouvelle pédagogie qui rejetait les humanités classiques, l’État qui cherchait à remplacer l’Église dans le domaine de l’éducation, l’exotisme littéraire qui dénigrait nos œuvres régionalistes, le féminisme qui bouleversait la famille, et le cinéma américain qui propageait l’immoralité.


LA RECONQUÊTE ÉCONOMIQUE

                Selon Groulx, la survivance nationale passait par la reconquête économique. Les Canadiens français devaient se libérer du capitalisme anglo-américain en pratiquant « l’achat chez nous » et le « patriotisme d’affaires ». La pensée économique de L’Action française s’inspirait de la doctrine sociale de l’Église, qui rejetait à la fois le capitalisme et le socialisme, et qui prônait un modèle de développement plus décentralisé, plus juste et plus humain. Elle combattait également le préjugé courant, à l’époque comme aujourd’hui, selon lequel les Canadiens français devaient assimiler certains aspects de la culture anglo-saxonne pour relever le défi du « struggle for life ».

                « À quoi nous servirait d’être les vainqueurs de la lutte économique, disait Groulx, si nous devions être les vaincus de la richesse? Dieu nous garde d’une orientation qui subordonnerait le spirituel au matériel et commencerait par nous jeter en dehors de l’ordre latin. » (Le problème économique, AF, décembre 1920)


L’ÉTAT FRANÇAIS

           
     En 1922, L’Action française se prononça en faveur de l’indépendance du Québec. Son séparatisme était plutôt timide, voire un peu utopique, puisqu’il supposait que la Confédération canadienne disparaîtrait d’elle-même dans le sillage du déclin de l’empire britannique. Quoi qu’il en soit, Lionel Groulx liait son combat identitaire à l’édification d’un État français en Amérique du Nord. Dans son esprit, ce n’était sans doute pas un programme politique immédiatement réalisable, mais c’était un idéal mobilisateur :

                « Être nous-mêmes, absolument nous-mêmes, constituer, aussitôt que le voudra la Providence, un État français indépendant, tel doit être, dès aujourd’hui, l’aspiration où s’animeront nos labeurs, le flambeau qui ne doit plus s’éteindre. » (Notre avenir politique, AF, janvier 1922)

                Toutefois, le concept groulxien d’ « État français » ne se réduisait pas à la souveraineté du Québec. Il s’agissait aussi, et même surtout, d’une politique de nationalisme intégral qui devait imprégner tous les aspects de la vie canadienne-française. C’était un concept de politique intérieure plutôt que de politique extérieure. L’État français entend protéger l’âme canadienne-française contre « les ennemis de l’intérieur », contre les influences culturelles hétérogènes. L’État français pouvait même s’édifier dans le cadre de la Confédération canadienne, à condition que la majorité anglaise reconnaisse la dualité nationale du pays et qu’elle concède à la province de Québec une plus grande autonomie politique.

                « La Confédération, nous en sommes, mais pourvu qu’elle reste une confédération. Nous acceptons de collaborer au bien commun de ce grand pays; mais nous prétendons que notre collaboration suppose celle des autres provinces […] Nous voulons constituer en Amérique, dans la plus grande autonomie possible, cette réalité politique et spirituelle, suprême originalité de ce continent, triomphe, chef d’œuvre d’un splendide effort humain : un État catholique et français. » (L’Histoire, gardienne des traditions vivantes, 1937)

NATIONALISME ET CATHOLICISME

                La condamnation de L’Action française de Paris par l’Église catholique, en 1926, a ébranlé Lionel Groulx. L’Action française de Montréal n’avait pourtant jamais adhéré ni au royalisme, peu applicable en Amérique, ni au positivisme, plus ou moins agnostique, de Charles Maurras. Mais Groulx  craignaient que sa revue ne subisse les foudres de Rome pour son « nationalisme excessif », car certains catholiques, comme Henri Bourassa, estimaient en ce temps que le nationalisme pouvait constituer une sorte d’ « hérésie ». Pour montrer patte blanche, il écrivit un compte rendu élogieux d’un livre qui prétendait justifier la condamnation de Maurras, Primauté du spirituel par Jacques Maritain (AF, septembre 1927). De plus, il rebaptisa en 1928 sa revue L’Action canadienne-française, pour bien se démarquer du maurrassisme.

                Lionel Groulx s’est souvent demandé avec inquiétude si le caractère particulier de la nation
était compatible avec le caractère universel de l’Église catholique. Il répondait positivement, mais en rappelant la primauté de l’Église sur la Patrie. Le nationalisme groulxien ne faisait pas de la race un absolu. C’est l’Église catholique qui restait la valeur suprême. Mais l’Église doit s’incarner dans une nationalité, comme le Verbe qui s’est fait Chair. Et c’est l’enracinement national qui permet à l’homme d’atteindre l’universel. Le cosmopolitisme s’étend comme la broussaille; le nationalisme s’élève comme l’arbre. Groulx reprochait d’ailleurs à l’action catholique des années 1930 de dissocier le catholicisme du nationalisme :

                « Au nom de l’Église universelle, on vide les jeunes générations de tout sentiment national, on jette dans la vie des catholiques déracinés, autant dire un catholicisme irréel, magnifiquement préparé à se transformer, dès les premiers contacts avec la vie, en petits esprits forts, prêts à se révolter contre les mauvais maîtres qui les ont désadaptés de leur milieu. » (Mes mémoires, 1974)


UN CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRE TRANQUILLE

                Dans les dernières années de sa vie, Lionel Groulx était honoré par tous, mais il n’était plus écouté par personne. Son vieux nationalisme intégral paraissait dépassé aux yeux d’une société québécoise qui prenait le virage de la « modernité » en s’alignant sur le libéralisme nord-américain. Groulx fit une sévère critique du Rapport Parent (1965), qui proposait de remplacer l’éducation classique par une pédagogie « moderne », axée sur les disciplines scientifiques plutôt que sur les disciplines littéraires. Il estimait que cette révolution scolaire menaçait la survie nationale des Canadiens français.

                « Au surplus, tant de nouveaux docteurs de la nouvelle et vague philosophie scolaire avouaient leur dessein de faire du jeune Canadien français un Nord-Américain. D’un mot : à mesure que le gouvernement du Québec se nationalise, il a trop paru que son système d’enseignement se dénationalise. […] Jusqu’ici, les vieilles civilisations méditerranéennes étaient restées l’axe vivant de la culture et de l’esprit canadiens-français. Soudain, l’on invitait les Québécois à changer l’axe de leur culture natale pour l’aligner en somme sur la civilisation anglo-américaine. En d’autres termes, on proposait à un peuple un geste exceptionnel en histoire : un retournement d’âme, et la plus grave et la plus profonde des révolutions : celle de l’esprit. […] L’on a déjà nourri et l’on nourrit encore l’illusion de sauver, au Québec, la vieille langue française, en dépit de l’économie anglo-américaine où l’ouvrier gagne sa vie en anglais. L’illusion devient gigantesque, s’il faut, par surcroît, américaniser l’enseignement québécois, à moins que, pour survivre comme nation distincte, la formule par excellence soit devenue de ressembler le plus possible à son grand voisin. » (Revue d’histoire de l’Amérique française, 1966)

                Lionel Groulx avait compris que la réforme scolaire conduirait à la déchristianisation de la société canadienne-française et il appréhendait la trahison des clercs.

                « Le plus grave, c’est qu’on prétendait imposer à un peuple en grande majorité catholique une école superficiellement confessionnelle. […] Que penser de notre épiscopat muet, plutôt pauvre en grandes personnalités, au surplus en triste déperdition d’influence, qui n’a pu se mettre d’accord pour défendre efficacement la confessionnalité scolaire, freiner la débâcle morale, et qui, sans protester, s’est laissé prendre ses séminaires ou collèges, seuls foyers de recrutement du clergé? […] Nous descendons petit à petit, mais irrévocablement, vers la médiocrité intellectuelle. […] À force de vouloir faire ‘’peuple’’, le prêtre ne sait plus ce qu’il est. » (Mes mémoires, 1974)


LA RENAISSANCE NATIONALE

                Aujourd’hui, à l’ère du mondialisme, toutes les nations occidentales se retrouvent dans un état d’acculturation comparable à celui du Québec. L’Union européenne ressemble à la Fédération canadienne : un État souverain comme la France est pratiquement réduit au rang d’État provincial, comme le Québec. Et le modèle européen sera bientôt étendu au monde entier, lorsque l’ONU se transformera en République fédérale universelle. Quant au Québec, il est plus dénationalisé que jamais sous l’influence du libre-échange économique, de l’immigration massive, du multiculturalisme et du laïcisme.

                Redécouvrons les principes du nationalisme intégral : l’union de la langue et de la foi, le respect de la tradition, l’autonomie économique et politique,  l’ordre latin et l’esprit français, la primauté du collectif sur l’individuel, et, surtout, le culte de l’histoire,  de « notre maître le passé ». Une nation peut se relever de tout, sauf de la perte des principes et de la mémoire. Si nous ne pouvons restaurer présentement le Canada français idéal dans la société, commençons par le restaurer en nous-mêmes, comme Jules de Lantagnac, le héros du roman identitaire de Lionel Groulx, L’appel de la race (1922).


-Jean-Claude Dupuis, Ph. D.