dimanche 23 octobre 2016

Brève histoire du Canada: nos origines littéraires

C'est au dix-septième et au dix-huitième siècles que la France a colonisé le Canada. En 1605, elle
Mgr Camille Roy,
ancien recteur de l'Université Laval
s'établissait d'abord en Acadie, à Port-Royal (aujourd'hui Annapolis, dans la province maritime de la Nouvelle-Ecosse) ; en 1608, Samuel Champlain fondait Québec, et cette ville fut le centre, le foyer principal de la colonie française de l'Amérique du Nord. Le Canada, appelé à cette époque la Nouvelle-France, resta possession française jusqu'en 1760. La guerre de Sept Ans, transportée en Amérique, y mit aux prises la France et l'Angleterre, et après une résistance longue et héroïque où s'immortalisèrent les deux derniers généraux français, Montcalm et Levis, notre colonie fut cédée à l'Angleterre. Le traité de Paris (1763) ratifia cette conquête.

Mais seul le drapeau français fut forcé de disparaître du Canada. La France elle-même y restait, malgré la défaite, avec soixante-dix mille colons. Elle y restait avec une population qui avait apporté de ses provinces du Nord et de l'Ouest, de la Normandie, de la Bretagne, du Maine, du Poitou, de la Saintonge, de l'Anjou, leur tempérament tenace, réfléchi et laborieux. Les 70,000 de 1760 se sont merveilleusement multipliés. Ils sont aujourd'hui plus de 2,000,000 au Canada, et 1,500,000 aux États-Unis. Au Canada, ils occupent surtout la province de Québec, où sur une population totale de 2,003,232 1 ils comptent pour 1,605,339. Cette province est vraiment restée avec sa langue, ses mœurs, ses institutions, la Nouvelle-France de l'Amérique. Les groupements importants de population française qui, en dehors de la Province de Québec, se sont formés dans l'ancienne Acadie et les provinces de l'Est (163,424), dans la province anglaise d'Ontario (202,442), dans les provinces cosmopolites de l'Ouest (83,635), et dans les États-Unis, y exercent une influence toujours grandissante.

C'est au milieu de ces populations françaises du Canada que devait se développer, au dix-neuvième siècle, après les périodes laborieuses des premières luttes pour l'existence, une littérature qui porte la marque de notre esprit, et celle des influences historiques, sociales, et géographiques qui ont ici peu à peu modifié notre âme française.

L'esprit canadien-français ; ses qualités natives ; causes qui les ont modifiées

Une littérature porte nécessairement l'empreinte de l'esprit qui l'a faite. L'esprit canadien-français est assuré- ment à base de qualités françaises, mais ces qualités ont été plus ou moins modifiées par les conditions nouvelles où il s'est développé. Il a gardé du génie de la race ses vertus intellectuelles, son goût inné des choses de l'art ; il se complaît dans les idées générales et dans les discussions de doctrine ; il a aussi conservé du génie ancien la discipline traditionnelle, c'est-à-dire le besoin de méthode, de logique, de clarté et d'élégance qui sont les note? caractéristiques de la culture française ; il contient encore des éléments de passions ardentes, d'enthousiasme et de mysticisme qu'il a reçus des races violentes et rêveuses qui ont peuplé le nord de la France. Il ne serait pas difficile de retrouver dans nos livres canadiens la trace de toutes ces qualités ancestrales.

Mais, d'autre part, notre esprit a visiblement subi l'influence des conditions nouvelles de notre vie historique et géographique. Pendant plus de deux siècles, nous avons été empêchés par notre vie de colons pauvres, d'agriculteurs et de soldats, de faire à la culture de l'esprit sa part suffisante. Les besognes utilitaires ont absorbé trop longtemps toutes nos énergies.

Ruines de Québec
Sous le régime français, ce fut la colonisation laborieuse de nos immenses régions, l'organisation difficile de notre vie économique, et la guerre presque continuelle contre les Indiens ou contre nos voisins de la Nouvelle-Angleterre , qui ont pris toutes les ressources de notre activité. Ajoute z à cela que l'absence d'imprimerie, pendant tout le régime français, ne pouvait que contribuer à retarder toute production littéraire. Sous le régime anglais, après 1760, la nécessité de reconstruire d'abord la fortune privée et publique, et les luttes pénibles pour la vie de la race contre toutes les tentatives d'assimilation faites par l'oligarchie anglaise ; l'état d'infériorité sociale où cherchait à nous rejeter toujours l'élément britannique, l'exclusion ou l'éloignement trop systématique des fonctions ou des emplois publics qui procurent aux esprits cultivés d'utiles loisirs ; l'impossibilité pratique, pendant longtemps, pendant plus d'un siècle après la conquête, d'organiser des œuvres de haut enseignement où aurait pu s'appliquer notre activité intellectuelle ; et, en même temps que toutes ces difficultés d'existence pour notre peuple, l'absence de contact avec la France dont la vie littéraire eût été nécessaire à la création et à l'entretien de la nôtre : voilà quelques-unes des causes suffisantes qui devaient nous empêcher longtemps de faire de la littérature, et qui devaient aussi peu à peu abattre en nos âmes cette flamme de vie intellectuelle et artistique qui est propre à l'âme française. Fatalement nous sommes devenus utilitaires et pratiques ; et nous sommes devenus, aussi, intellectuellement paresseux.

Au surplus, l'influence plutôt froide de notre climat et du voisinage de nos compatriotes anglo-saxons devait contribuer encore à changer un peu notre tempérament, à donner à notre caractère, à notre esprit une gravité lente qui, certes, n'exclut pas ou ne supprime pas les talents, qui, au contraire, peut les affermir, et qui a donné aux nôtres d'inappréciables qualités de mesure, mais qui les a faits aussi à la fois moins ardents et moins laborieux. Le voisinage des États-Unis, où le commerce, l'industrie et l'argent absorbent les meilleures énergies, et ont créé la noblesse du million, n'a pu que nous persuader davantage de mettre, nous-mêmes, au-dessus de la fortune de l'esprit celle des affaires, ou tout au moins de préférer à la vie intellectuelle les préoccupations d'ordre utilitaire. " Ce jeune homme ne fait rien, il écrit ", disait-on vers 1850. On l'a répété depuis.

Si donc nous avons, malgré tout, gardé les instincts originels de la race française, et l'ensemble de ses qualités intellectuelles que l'on peut reconnaître encore dans notre vie et dans nos livres, il faut avouer que notre esprit canadien-français a subi de lentes et sûres transformations. Il a perdu quelque chose de sa vivacité première et de sa traditionnelle fécondité ; il a, en revanche, acquis des qualités d'ordre politique et pratique qui ont très utilement servi nos destinées. Mais il faut ajouter que notre littérature doit à toutes ces influences nouvelles, souvent douloureuses, qui se sont exercées sur notre esprit, la lenteur de ses débuts, d'abord, et aussi cette lourdeur, cette inexpérience du vocabulaire et de l'art, cette insuffisance d'esprit critique dont, pendant les trois premières périodes surtout, elle a plus d'une fois souffert.

La langue

Nos origines littéraires ne correspondent pas, comme pour les littératures européenne, à une période de formation de la langue. La langue que nous parlions et que nous pouvions écrire en 1760, était depuis deux siècles l'une des plus parfaites des langues modernes ; elle avait servi à la composition des plus beaux chefs-d'œuvre de la littérature française. D'autre part, cette période de nos origines littéraires ne correspond pas, non plus, à une sorte de moyen-âge où une race se dégage de la barbarie, et peu à peu retrouve les formes classiques de l'art. N o s pères avaient apporté ici les habitudes d'esprit de la France du dix-septième siècle, et dans nos maisons d'enseignement les procédés de culture étaient les mêmes que dans l'ancienne mère-patrie. La langue de nos premières œuvres littéraires est donc la langue classique de France.

Cependant, parce que nos premiers journalistes et nos premiers poètes avaient peu d'entraînement littéraire,
Mgr Bossuet, l'Aigle de Meaux
Un des plus grands écrivains français
on remarquera que la langue dont ils se servent est assez lourde. Nos premiers écrivains n'ont pas non plus les ressources de vocabulaire des écrivains de France. Les causes qui ont modifié notre esprit et gêné notre vie intellectuelle, devaient aussi gêner notre langue. Dans un pays comme le nôtre, peu peuplé, isolé de la mère-patrie, moins pourvu qu'elle des moyens de haute éducation, et où la vie de l'esprit fut d'abord et nécessairement languissante, dans une colonie surtout où la population rurale, au vocabulaire restreint, peu nuancé, souvent impropre, devait sans cesse, par ses fils élevés dans les collèges, renouveler et reformer les classes supérieures de la société, il était inévitable que la langue se ressentit de ces conditions pénibles de son existence et de sa conservation. Le vocabulaire, plus que la syntaxe, devait surtout souffrir d'indigence. C'est par le livre plutôt que par la conversation et par les relations sociales que l'on apprit l'art de la langue littéraire. La langue que l'on apprit ainsi était excellente sans doute, puisque l'on étudiait ici de préférence et presque exclusivement les chefs-d'œuvre classiques de la littérature française ; elle était juste et ferme ; mais parce qu'elle était trop livresque, elle se transposait péniblement dans nos œuvres écrites comme dans la conversation. Notre langue gardera longtemps des marques de ce premier état. Pendant le dix-neuvième siècle, elle ne prendra que lentement les habitudes, l'agilité, les moyens plus souples d'expression qu'elle aura acquis en France. C'est ce qui donnera quelquefois à notre prose ce caractère un peu ancien, archaïque, dit-on aussi, que remarquent les lecteurs français.

Il ne faut, d'ailleurs, pas reprocher à notre langue les vertus anciennes qu'elle a gardées, les tours et les mots qui lui viennent de la grande époque. Tout cela est une particularité caractéristique et une richesse pour elle. Et tout cela lui fait grand honneur, quand ceux qui l'écrivent la manient avec une suffisante dextérité.

Notre vocabulaire contient un certain nombre de mots empruntés aux parlers des provinces de France, ou créés ici, qui sont passés dans notre langue littéraire, et qui sont une part précieuse de son originalité. Il n'est pas opportun que notre langue se charge de tous les néologismes qui sont créés en France, et qui sont parfois de fabrication suspecte ; il sera toujours désirable qu'elle s'enrichisse de mots nouveaux, créés ici, pourvu qu'ils soient de bonne venue, ou, qu'étant bien faits, ils désignent des choses de chez nous.


-Mgr Camille Roy, Manuel d'histoire de la littérature canadienne de langue française. Librairie Beauchemin limitée. Montréal, 1955. Pp 9-14.