mercredi 26 octobre 2016

Le Club Rotary

Il existe depuis quelques années une association secrète à laquelle son développement semble promettre une grande influence dans le monde ancien et nouveau et qui s’exercera probablement au profit du nouveau sur l’ancien. En effet, quelques années lui ont suffi pour réunir plus de cent mille adeptes aux États-Unis, son pays d’origine, résidence de ses chefs souverains, et, ses bases étant solidement assises, elle commence à s’étendre sur notre continent, où elle fonde des clubs ou loges, en appliquant une prudence extrême au choix des affiliés.

Son nom ne dit rien. Il a par lui-même encore moins de signification que celui de la franc-maçonnerie, qui faisait penser aux organisations corporatives des métiers. Son insigne n’en dit pas davantage. C’est une roue à six rayons, dont le pourtour est à crans, comme une pièce d’engrenage. La roue, rota, a fourni le nom à l’association qui s’appelle Rotary. Le choix de l’insigne et du nom n’est pas expliqué, mais on peut faire à son sujet une conjecture qui est au moins vraisemblable.

Les premiers rotariens étaient certainement francs-maçons. Par habitude maçonnique, ils ont tenu à se pourvoir d’un signe de reconnaissance et du triangle maçonnique, ils sont venus à la circonférence dont ils ont fait la roue pour éviter l’imitation trop manifeste de la figure de géométrie remplacée par une autre. Plusieurs imaginent que la roue choisie comme emblème est la roue de fortune mais cette supposition est peut-être une malignité qui fait allusion au caractère extrêmement arriviste du Rotary; la première a plus de vraisemblance, tout en n’étant elle-même qu’une conjecture.

Rotary se défend d’être une société secrète. Effectivement, elle ne dissimule ni son existence, ni la date de sa naissance qui est le 23 février 1905, ni le lieu où elle est née qui est Chicago, ni le nom de son fondateur qui est l’avocat Paul Harris, ni le domicile de son gouvernement qui réside à Chicago, 221 East 20th Street, c’est-à-dire au numéro 221 de la 20e rue Est, ni le nombre des départements ou divisions de son gouvernement qui sont vingt-trois, non plus que celui des clubs ou loges qui sont en ce moment 1,796 et celui des membres affiliés dans le monde entier qui sont 101,700, chiffre approximatif à rectifier selon les décès ou adhésions nouvelles.

Rotary déclare également les noms de son président, de ses trois vice-présidents, des six directeurs qui composent avec eux le Conseil d’administration, du secrétaire et du trésorier qui est, par hasard, un juif nommé Rufus. Aucune de ces particularités n’est tenue secrète. C’est donc la pleine lumière? Non.

On a beau lire, relire et méditer l’aperçu que Rotary donne de son but et de sa doctrine: on n’y trouve qu’une paraphrase délayée de sa devise naïvement utilitaire, laquelle est formulée ainsi: Donner de sa personne avant de penser à soi. Celui qui sert le mieux bénéficie le plus. Le babillage à la fois onctueux et réaliste des onze articles du Code moral de Rotary n’ajoute rien au sens de ce précepte en deux parties dont la première s’absorbe dans la seconde: Sers bien, c’est le moyen de bénéficier le plus. Rien ne peut donner une juste idée de la pauvreté, de la vulgarité, de la platitude, qui caractérisent ce catéchisme piteux, sans âme, sans élan, sans lettres, issu d’un comptoir, et qu’on croirait œuvre d’une machine à écrire pourvue de la faculté d’opérer toute seule par un perfectionnement de l’outillage.

La doctrine non seulement indigente mais totalement absente est remplacée par la répétition monotone des recettes vagues, banales, au surplus usées, décriées, bafouées, jusque dans les pays anglo-saxons et même à Genève: « Souviens-toi que tu es un homme moral... Tout en faisant des affaires, veille à ce que chacun de tes actes élève le niveau moral de l'humanité. »


Il est peu probable que des avocats, des spéculateurs, des chefs d’entreprises, des armateurs, des importateurs et exportateurs, des remueurs de millions et surtout des Américains, s’affilient sous l’emblème de la roue, fondent 1,796 clubs dans le monde entier, se nomment un chef souverain, instituent 23 sous-ministères installés dans des bureaux de 12,000 pieds carrés de surface, pour se communiquer entre eux l’avis d’être « hommes moraux » et de ne jamais faire un coup de bourse sans penser à « l’élé­vation du niveau moral de l’humanité ».

Il y a donc derrière cet étalage public de noms, adresses, renseignements, d’annuaires habillés d’une phraséologie inepte, quelque chose de consistant, et sinon une pensée, du moins un calcul, une combinaison. En effet.

La règle de Rotary réprouve strictement l’admission dans un même club de deux ou plusieurs membres appartenant à la même profession: il n’en faut qu'un seul, de même qu’en général il ne doit exister qu’un club dans chaque ville. Évidemment, Paris, où il s’en trouve un seul fondé en 1920, est assez vaste pour en posséder plusieurs, mais des villes telles que Reims, Roubaix, Lille et probablement même Bordeaux, Marseille, Lyon, n’auront de place que pour un.

L’idée inspiratrice de cette limitation rigoureuse est facilement perceptible. Les premiers rotariens étaient des francs-maçons, et ces francs-maçons étaient des Américains mêlés aux grandes affaires. Comme tels, c’est-à-dire en hommes habiles à gagner de l’argent, en même temps qu’accoutumés par snobisme social à un certain rigorisme quant à la tenue, au genre de vie, aux fréquentations hors des bureaux, ils se piquaient d’être gentlemen, c’est-à-dire de faire figure d’hommes du monde une fois les bureaux fermés et d’éviter dans la pratique des affaires ce qui pouvait rendre discutable cette qualification à laquelle ils tenaient fermement.

Ils ont été frappés, déçus, dégoûtés par l'encombrement de la franc-maçonnerie et par son avilissement, résultat de l’encombrement. Tout gentleman, puisque gentleman il y a, que l’ambition, l’illusion ou quelque autre circonstance a jeté dans la vie maçonnique et qui promène un regard clairvoyant sur son milieu, est envahi automatiquement et avec véhémence par la conviction qu’il s’est fourvoyé dans un rôle imbécile ou méprisable. Tel fut le sentiment des premiers rotariens dans le grouillement de cette cohue.

« Un seul homme de chaque profession dans chaque club, et au surplus cet homme devra posséder une fortune, un emploi, une éducation, une réputation au-dessus de la moyenne, et sa profession sera elle-même au-dessus de la moyenne. » De la sorte, pas de concurrence, pas de quémandeurs de petits emplois, pas de chasseurs de petits profits, pas de favoritisme et de népotisme trivial. En d’autres termes, Rotary ne veut pas de gens qui se disputent les rogatons et se battent autour de la poêle aux détritus. Établir la séparation des serviettes et des torchons, du smoking et du veston taché par l’apéritif, du Palace-Club et du Café du Commerce, du bridge et de la manille parlée, tel est son but. Et puis, un seul brochet par étang.

D’autre part, cette association conquérante des sommets est américaine. Sur 1,796 loges existantes, les États-Unis en possèdent 1,506. Le surplus se répartit en proportion exacte avec la diffusion des Américains et de l’esprit anglo-saxon. Le plus grand nombre est au Canada, à Cuba et dans la Grande-Bretagne, qui possède déjà 155 loges. Il n’en existe, sauf erreur, que 3 sur le continent: à Paris, à Milan, à Zurich, mais plusieurs sont en préparation. La première sera probablement à Genève, où l’influence anglo-américaine prédomine.

Rotary est donc une création de l’esprit de conquête anglo-saxon, qui met à profit l’état de dégradation maçonnique de la plupart des nations du continent européen. Aucun doute ne peut être conçu à cet égard. Cet aperçu est suffisant pour le moment.


-Achille Plista, Le Club Rotary et la maçonnerie - Une franc-maçonnerie nouvelle: International Rotaty. Civilta Cattolica, Rome. 1928. Pp 22-26.