dimanche 27 décembre 2015

Abbé Lionel Groulx - Nos traditions du jour de l'an


 
NOS TRADITIONS DU JOUR DE L'AN (La Vie Nouvelle, 1924.)

Pour l'époque du jour de l'an, nos pères nous avaient transmis deux touchantes traditions: la distribution des étrennes par l'Enfant-Jésus et la bénédiction paternelle. Pourquoi faut-il que, dans les villes et même dans les campagnes, toutes deux tendent à disparaître? C'est plus qu'un symptôme alarmant, c'est un malheur.

Les traditions d'un peuple, gestes qu'il accomplit à jour fixe et qui ont un caractère d'universalité, ne sont pas de vaines coutumes, des attitudes artificielles, sans relation profonde avec l'âme; elles révèlent le fond même de l'âme, elles en sont le langage émouvant. En accomplissant ces rites, en nous reliant à une longue série d'ancêtres qui les ont accomplis avant nous, nous affirmons une pensée héréditaire qui tient à l'âme même d'une race et en fait voir la qualité. Parlons net : la tradition est le signe d'une culture au même titre que la langue. Laisser corrompre sa langue ou cesser de la parler, c'est le propre d'une nationalité qui se meurt; laisser tomber la tradition, ne plus accomplir le rite, c'est laisser voir que l'âme a changé.

Quelle tristesse quand la tradition est de caractère religieux ! Sa disparition fait alors entendre un abaissement de la foi. L'âme ne peut plus accomplir des gestes qui sont devenus plus grands qu'elle-même, comme l'arbre dont la sève est tarie, laisse tomber son opulent feuillage.

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Quand, le matin du premier janvier, nos aïeux faisaient entrer l'Enfant-Dieu dans leurs maisons, ils continuaient une tradition de France et prolongeaient plusieurs siècles de foi. Cette coutume faisait corps avec l'éducation religieuse de la famille, avec le sentiment de la présence divine que, de bonne heure, l'on s'efforçait d'inculquer aux tout-petits. Le « Jésus », les enfants apprenaient à mettre son nom parmi les premiers mots de leur vocabulaire ; ils apprenaient à le montrer sur le mur, attaché au bois du crucifix ou gravé sur les vieilles images. Quand venait le temps des étrennes, qui passent tous les cadeaux dans l'esprit de l'enfance, nos aïeux voulaient encore, par un motif de foi, que ce bien par excellence tombât de la main de Dieu.

La bénédiction du Jour de l'An se rattachait aux mêmes pensées. Quand le père levait la main sur la tête de ses enfants pour les bénir, son geste symbolisait encore une grande pensée religieuse. Par l'exercice d'une sorte de pontificat domestique, il affirmait sa qualité de chef familial, les sources divines de son autorité, la seule, a dit Le Play, «qu'ait établie le Décalogue éternel ». En s'inclinant sous la main bénissante, les enfants reconnaissaient la hiérarchie naturelle du foyer; ils faisaient un acte de foi à l'ordre divin de la famille, à ce haut principe d'autorité d'où sont venues la vigueur saine et la noblesse de nos mœurs.

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Pourquoi laisserions-nous périr ces vieilles traditions qui sont en quelque sorte les pierres sacrées de nos foyers? Faisons comme les vieux, qui faisaient bien. La nuit de Noël, c'est la nuit où l'Enfant- Dieu descend dans la Crèche, parmi les cantiques des anges ; c'est la nuit où l'âme se donne tout entière à l'adoration. Ne dérangeons pas, dans l'esprit des enfants, ces idées mystiques. Ne faisons pas de la nuit où il vient au monde, où ils l'ont vu dans la Crèche entre la Vierge Marie et saint Joseph, ne faisons pas de cette nuit religieuse, la nuit où l'Enfant-Jésus court aussi les campagnes. Pourquoi ne pas laisser au joyeux réveil du Jour de l'An d'apporter le bonheur des étrennes?

Surtout ne bousculons pas une de nos plus vieilles traditions, sous le mauvais prétexte de la franchise envers les enfants. En quoi le père Noël ou un grotesque Santa Claus s'accorde-t-il mieux avec la vérité? Est-ce donc mentir aux enfants que de leur apprendre à rapporter à Dieu ce qui leur arrive de meilleur dans la vie? Le mensonge serait-il moins grand de faire passer bonbons et jouets par les mains d'un sale barbon à qui l'on prête, avec le don d'ubiquité, une générosité immense comme celle d'un Dieu? Puis, nous oserons le demander: à quelle idée latine, à quelle idée catholique se rattache ce bonhomme Noël ou ce Santa Claus? Où sont leurs titres à remplacer l'Enfant-Jésus? Où sont leurs appuis dans notre passé?

Que les pères ne désapprennent pas le geste de la bénédiction. La famille a été l'une de nos puissances; elle le fut, entre autres raisons, par la valeur de son éducation, qui dépendait elle-même de son atmosphère chrétienne et d'une vigoureuse autorité. A l'heure où, dans la famille moderne, les idées démocratiques abattent l'autorité du père, où elles l'inclinent à partager son pouvoir avec ses enfants, seule l'idée religieuse remettra toutes choses dans l'ordre. Nous ne voyons pas, à la vérité, ce que peuvent gagner les pères de famille à se découronner eux-mêmes de leur prestige! Puisque l'atmosphère religieuse de nos foyers fut la principale de nos forces, quelle ne serait pas la folie de diminuer cette atmosphère ou de la changer?

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Pour tout dire, prenons garde de rompre avec un passé qui fut si noble; ayons peur de laisser mourir tant de fleurs bleues. Il n'est pas indifférent aux hommes d'une race que leur enfance se soit enchantée de visions gracieuses et divines ou de fantômes grisâtres et répugnants. Maurice Barrés a fait voir dans le Génie du Rhin les déformations morales opérées dans l'âme rhénane par la substitution des légendes prussiennes aux légendes latines et chrétiennes.

Un peuple qui change de traditions est un peuple qui a commencé de changer d'âme. Lorsque tant d'idées malsaines, tant de mœurs délétères se tiennent à la porte de nos foyers et cherchent à les envahir, ne serait-ce pas le signe de la fin que d'en chasser les traditions des aïeux, pour faire de la place à ces étrangères? Pour l'amour du ciel, mettons quelque honneur à nous séparer de ces âmes dont parle Dante, qui ont le goût amer de crier sans cesse : « Meure ma vie et vive ma mort ! » Défendons-nous. Ne sacrifions aucune de nos forces. Ne souffrons aucune mollesse dans une lutte où se joue notre destin. Et puisqu'à la façon dont un peuple défend son âme l'on peut mesurer son avenir, faisons voir la vigueur des peuples qui durent.