mardi 8 mars 2016

Tout, fors l'honneur.


En 1760, le vainqueur de la bataille de Sainte-Foye, le chevalier de Lévis, ayant été forcé d'abandonner le siège de Québec, venait d'atteindre Montréal avec le reste de ses troupes. Le surlendemain de son arrivée, trois corps de l'armée anglaise opéraient leur jonction autour de Montréal. Devant la supériorité de ces forces, plus de vingt mille hommes, M. de Vaudreuil réunit un conseil de guerre et après une longue délibération on résolut de capituler.

Les termes de la capitulation furent acceptés; moins un pourtant : les honneurs de la guerre pour les troupes françaises.

Au refus, le chevalier de Lévis, saisi d'une noble indignation, ne voulut rien entendre, et, suivi de ses braves compagnons, se retira sur l'île Sainte-Hélène disposé à faire payer cher au vainqueur ses exigences.

Les conseils de son chef, M. de Vaudreuil, réussirent à la fin et le décidèrent à une obéissance qui, dans les circonstances, devenait une malheureuse mais fatale nécessité. La reddition des armes devant s'opérer le lendemain, le chevalier de Lévis convoqua ses troupes pour une heure assez avancée par une nuit humide et froide de la fin de septembre.

Bientôt les régiments défilent par compagnie, et les épées nues des chefs dont la lame brille sous un rayon de lune. Le dernier peloton vient de se former à la gauche de l'armée. Les troupes sont rangées en ordre de bataille. En avant de leur front, un vaste brasier où flambent des troncs d'arbres éclaire les mâles figures d'un groupe d'officiers, au milieu desquelles se détache pâle et crispé le visage du chevalier de Lévis.

Au mouvement décrit par l'épée du commandant en chef, les tambours de toutes les compagnies éclatent à la fois, comme un coup de tonnerre; puis les roulements diminuent, s'affaiblissent pour moduler ces gémissements lugubres et sourds au milieu desquels les fifres jettent, semblables à des cris plaintifs, des notes entrecoupées et stridentes.

A ce moment, trois hommes sortent des profondeurs des rangs et se dirigent vers le brasier : ce sont les porte-étendards de chacun des régiments. Tous trois tiennent, d'une main ferme, mais le front incliné, la hampe du drapeau dont les plus, déchiquetés par la mitraille, retombent en lambeaux.

A un second signal de l'épée du chevalier de Lévis, les officiers abaissent vers le feu, qui fait son oeuvre, l'image de la France militaire.

Pendant que s'accomplit cet holocauste de l'honneur, les tambours battent aux champs, les troupes présentent les armes, les officiers saluent de l'épée : on dirait l'éclat d'une parade à Saint-Germain, sous les regards du roi. Puis, lorsque la dernière fleur de lys eut crépité, lançant vers le ciel, sous forme de larmes de feu, une suprême protestation, un cri seul, formidable rumeur, jaillit à la fois de toutes les poitrines : Vive la France! Et les échos du rivage voisin répétèrent : Vive la France!

Le chevalier de Lévis venait de brûler ses drapeaux plutôt que de les rendre à l'ennemi.

Tout était perdu pour la France au Canada, tout, fors l'honneur, comme l'avait écrit jadis de Pavie le plus chevaleresque des Valois.



-Edouard-Zotique Massicotte, Anecdotes canadiennes illustrées, Montréal, Librairie Beauchemin Limitée. 1928, p. 25.