mercredi 23 mars 2016

Le libéralisme en général

1° Le mot et la chose

Le terme « libéral », comme celui de « liberté » d'où il procède, plaît à la foule inattentive; à cause de son imprécision sonore elle-même, en effet, il est facilement entendu et pourtant il permet à chacun de choisir et d'applaudir, parmi les multiples sens qu'il revêt, celui qui répond mieux à ses convictions, à ses sentiments, à ses intérêts. De là aussi les équivoques nombreuses, et, en définitive, funestes, auxquelles il se prête.

Il sert à désigner tantôt ce qui convient à un homme de condition libre, tantôt la qualité d'un cœur ouvert à la piété et généreux : en ce sens Dieu est, dit saint Thomas, « maxime liberalis » (Ia, q. XLIV, a. 4, ad. 1); tantôt enfin l'amour d'une certaine liberté : c'est en ce dernier sens que nous le prenons ici : le libéral, c'est celui qui est et se déclare partisan de la liberté.

Mais, de nouveau, on devra rencontrer bien des façons d'être « libéral », selon les interprétations fort diverses que l'on pourra donner à ce mot « liberté ».

Sous la Restauration, le parti « libéral » comprenait les disciples de Voltaire et de Rousseau, tout imbus des principes de 89, ennemis de la monarchie catholique et de l'Eglise romaine, dévots des « libertés modernes » conçues comme une conquête définitive, comme un idéal intangible dont ils se faisaient les ardents prosélytes.

C'est encore le sens qu'il a gardé jusqu'à ce jour chez nos voisins les Belges. Mais, en France, à partir du jour où, sous l'influence de F. de Lamennais, certains catholiques préconisèrent le ralliement aux « libertés modernes », les fervents de la Déclaration des Droits de l'Homme, les héritiers de la Révolution, prétendirent non sans raison avoir le monopole du « libéralisme intégral » « radical » : c'est ainsi que les « libéraux » de 1820 sont devenus les « radicaux » de la IIIe République; ils ont abandonné aux partisans de l'ordre le qualificatif même du désordre, si bien qu'aujourd'hui le terme « libéral » est souvent appliqué, à titre d'éloge, à tout état d'esprit, à tout système favorable aux libertés légitimes.

Ici, nous l'entendons, au contraire, dans le sens nettement péjoratif, soit d'une affection morbide pour une liberté déréglée, soit du système en lequel cette affection cherche à se traduire, comme pour se justifier au regard de la raison. Il s'agit de mettre à nu cette affection, de préciser ce système et de le définir.

La tâche est des plus malaisées : le libéralisme, en effet, pris dans son ensemble, est quelque chose de vague, d'incertain, d'indéterminé, qui s'étendant à tous les domaines, philosophie, théologie, morale, droit, économie... apparaît partout comme essentiellement variable au gré des personnes et des circonstances. D'où l'extrême difficulté de saisir ce protée qui prend à volonté toutes les formes, tous les visages, y compris le masque de la vérité et de la vertu.

Essayons pourtant de retrouver, sous ses multiples manifestations, sa caractéristique la plus formelle et son sens le plus profond, afin d'en donner une définition a moins approchée.


2° La vraie notion de liberté

Le libéralisme, son nom même l'indique, se présente comme un système de liberté. Mais, qu'est la liberté elle-même? Nouvelle difficulté, car ce mot exprime à son tour des choses fort diverses.

En général, le mot « liberté » suggère l'idée d'affranchissement de la nécessité, du lien, de la contrainte; il signifie une certaine indépendance et maîtrise. Sans entrer dans les nombreuses distinctions qu'un simple rapport ne peut comporter, je noterai seulement trois sens principaux de la Liberté:


  1. La liberté physique externe, liberté d'action ou spontanéité (en latin « libertas a coactione ») : elle signifie l'exemption de la nécessité physique extérieure, ou contrainte, l'absence d'obstacles à l'exercice de l'activité naturelle. Elle est commune à l'homme, à l'animal et même aux êtres inférieurs.
  2. La liberté physique interne ou « libre arbitre » (« libertas a necessitate ») : c'est la liberté de choix qui exempte de la nécessité interne; enracinée dans la spiritualité, elle rend l'être qui en est doué vraiment cause et maître de ses actes, par suite responsable. Cette liberté est donc propre à l'être intelligent et s'oppose au déterminisme.
  3. La liberté morale : c'est la liberté physique interne en tant qu'elle est limitée raisonnablement dans son objet et perfectionnée dans son exercice [1] par la loi procédant de l'autorité légitime et traçant au libre arbitre les limites qu'il ne peut dépasser, les voies qu'il peut ou doit suivre. En ce sens, la liberté est synonyme de droit et se dit surtout au pluriel : les libertés, les franchises, les droits.
Les autres libertés ne sont guère que des émanations ou des déterminations de ces trois sortes de libertés : ainsi la liberté civile sera la faculté d'accomplir sans entraves tous les actes légitimes du citoyen dans la cité; la liberté politique, la participation raisonnable et proportionnelle des citoyens aux affaires d'intérêt général, comportant une certaine autonomie et résultant des franchises locales et professionnelles aussi larges que l'exigent les circonstances...

Ces simples données suffisent pour nous permettre de préciser les concepts catholique et libéral de la liberté, et de voir combien ils diffèrent et s'opposent.

Le catholique affirme et maintient deux principes : la réalité du libre arbitre de l'homme contre les déterministes; sa nécessaire dépendance vis-à-vis de Dieu, de ses lois et des autorités qui procèdent de Lui. L'homme est à la fois libre physiquement parce que doué d'une âme spirituelle, exempte du déterminisme de la matière - et obligé ou nécessité moralement, parce que dépendant de Dieu et de ses lois. Venant de Dieu il retourne à Dieu librement, mais obligatoirement et conformément à ses prescriptions; il doit librement obéir à la nécessité morale, au devoir, à la loi. Ainsi, de même que la logique, en ordonnant les idées selon leurs rapports essentiels, conduit l'esprit, qui se soumet à ses lois, à la vérité scientifique, de même la morale, en réglant les biens selon leur valeur respective rend bonne la volonté libre qui lui obéit et l'achemine vers la possession de sa fin, vers la perfection de l'homme. C'est là ce qu'on appelle l'usage rationnel du libre arbitre : en le limitant, en lui traçant sa voie, la loi le perfectionne et lui permet d'atteindre sa fin. Ainsi l'homme, essentiellement libre par nature et non moins essentiellement dépendant par condition, n'a le droit, la liberté morale de faire qu'une partie de ce qu'il peut faire; par suite, pour synthétiser tous les éléments de la vraie liberté, on peut dire qu'elle consiste en ce que l'activité proprement humaine, déjà dégagée par nature des entraves de la matière, (libre arbitre) réglée ensuite et ordonnée dans ses choix par la loi (liberté morale) ne doit point être empêchée mais aidée dans la poursuite fondamentale de sa fin dernière (liberté d'action). Et si, à cette activité naturelle s'ajoute un jour la grâce, principe de vie supérieure, divine, on aura la liberté chrétienne, dont toute la loi sera la Charité, la fusion intime avec la Volonté toujours droite de Dieu, charité réglée elle-même par la vérité spéculative et pratique qui ne soumet l'homme à Dieu que pour le délivrer de tout ce qui est indigne de Lui; et cette liberté-là a droit à tous les respects, car c'est l'activité de l'Esprit-Saint lui-même dans l'homme. Cette notion de la vraie Liberté fait comprendre qu'elle consiste pour l'homme à ne point être empêché d'accomplir les actes que la Loi lui permet ou lui prescrit de faire. De là les splendides définitions qu'en a données Léon XIII : « La faculté de se mouvoir dans le bien »; « la faculté d'atteindre sa fin sans entraves».

Le libéral, au contraire, commence par brouiller ces notions et, à la faveur des équivoques ainsi rendues possibles, ne manque pas d'ériger en droits absolus ses désirs, ses volontés, ses caprices. Du libre arbitre souvent il n'a cure, il est même volontiers déterministe; mais s'il rejette le libre arbitre, ce n'est que pour étendre davantage la liberté morale en se soustrayant ainsi à toute autorité, à toute responsabilité. Il finit de la sorte par confondre parfaitement liberté et indépendance, si même il n'a déjà commencé par là. Le catholique énonce que le libre arbitre ne doit point être arbitraire, que « l'appétit rationnel » doit agir selon la raison, être réglé par l'autorité et la loi, ordonné à la fin de l'homme; le libéral fait de la liberté même une fin en soi [2], elle est à elle-même sa loi parce que souveraine indépendance et pleine autonomie; la liberté catholique se divinise en se soumettant à Dieu, la liberté libérale se détruit en se faisant Dieu.

Un exemple fera mieux comprendre cette radicale opposition : le libéral comme le catholique prône la liberté de conscience. Mais le catholique entend par là la pleine faculté pour chacun de connaître, d'aimer et de servir Dieu sans entraves, « le droit de pratiquer sa religion et d'obtenir que les lois de son pays la protègent et la soutiennent » (cardinal Andrieu), le droit pour l'Eglise d'accomplir sa mission dans le monde... « ut destructis adversitatibus et erroribus universis, Ecclesia tua secura tibi serviat libertate [3] ». Le libéral, lui, veut affirmer par là, la peine indépendance de tout homme dans l'ordre religieux, la liberté de croire ce qu'il voudra ou même de ne rien croire du tout; c'est le droit à l'erreur et à l'apostasie, c'est le droit d'exiger au surplus que les lois de son pays tiennent compte de son scepticisme, de son incroyance.

Dès lors quand l'Eglise réclame la liberté de conscience (ou mieux des consciences) et que la IIIe République la proclame solennellement, ne doutons point que sous l'identité de formule, ne se cache un malentendu radical : on emploie les mêmes mots, on entend un sens tout opposé.

Ainsi, tandis que la liberté catholique est une force réglée par la raison et la foi, canalisée et dirigée par la loi et l'autorité, la liberté « libérale » devient synonyme d'indépendance plus ou moins absolue à l'égard de la règle, de l’autorité, de la loi... C'est, en face de la liberté ordonnée, une liberté anarchique au premier chef : rien ne nous le fera mieux comprendre que la simple analyse des faits et l'énumération des divers aspects du libéralisme.


3° Les aspects du Libéralisme - Sa définition

Le libéral est fanatique d'indépendance, il la prône jusqu'à l'absurdité, en tout domaine :

  • L'indépendance du vrai et du bien à l'égard de l'être : c'est la philosophie relativiste de la « mobilité » et du « devenir »;
  • L'indépendance de l'intelligence à l'égard de son objet : souveraine, la raison n'a pas à se soumettre à son objet, elle le crée, d'où l'évolution radicale de la vérité, le subjectivisme relativiste;
  • L'indépendance de la volonté à l'égard de l'intelligence : force arbitraire et aveugle, la volonté n'a point à se soucier des jugements et estimations de la raison, elle crée le bien comme la raison fait le vrai;
  • L'indépendance de la conscience à l'égard de la règle objective, de la loi : elle s'érige elle-même en règle suprême de la moralité;
  • L'indépendance des puissances anarchiques du sentiment à l'égard de la raison : c'est un des caractères du Romantisme, ennemi de la présidence de la raison (cf. Rousseau, Michelet...);
  • L'indépendance du corps à l'égard de l'âme, de l'animalité vis-à-vis de la raison : c'est le renversement radical des valeurs humaines;
  • L'indépendance du présent à l'égard du passé : d'où le mépris de la tradition, l'amour morbide du nouveau sous prétexte de progrès;
  • L'indépendance de la raison et de la science à l'égard de la foi : c'est le Rationalisme, pour qui la raison, juge souverain et mesure du vrai, se suffit à elle-même et repousse toute domination étrangère;
  • L'indépendance de l'individu à l'égard de toute société, de l'enfant vis-à-vis de ses parents, de la femme à l'égard du mari, du citoyen à l'égard de l'Etat, du fidèle vis-à-vis de l'Eglise : c'est l'individualisme anarchique, pour qui l'homme, naturellement bon (Rousseau) ou en progrès fatal (Payot, Bayet), doit pouvoir évoluer à sa guise, en toute liberté, vivre intensément sa vie; toute atteinte à cette liberté sacrée est tyrannie, despotisme, crime de lèse-humanité;
  • L'indépendance de l'ouvrier à l'égard du patron : d'où la tendance à substituer à la hiérarchie corporative l'égalité coopérative et, par la participation aux bénéfices et à la gestion, par l'actionnariat ouvrier, la marche au Soviétisme de l'industrie;
  • L'indépendance de l'homme, de la famille, de la profession, de l'Etat surtout, à l'égard de Dieu, de Jésus-Christ, de l'Eglise : c'est selon les points de vue, le naturalisme, le laïcisme, le latitudinarisme... avec pour conséquences, ou pour principes, les « libertés modernes » vénérées comme les divinités de l'avenir;
  • L'indépendance du peuple et de ses représentants à l'égard de Dieu : souveraineté populaire et suffrage universel entendus comme mesure du vrai et du bien, source de tous les droits dans la nation; de là l'apostasie officielle des peuples repoussant la royauté sociale de Jésus-Christ, méconnaissant l'autorité divine de l'Eglise...

Tels sont quelques-uns des principaux aspects du Libéralisme. Celui-ci, chaos d'erreurs, monstre informe, est, comme le protestantisme, le kantisme, la laïcisme, le modernisme, le rendez-vous de toutes les hérésies. Que dis-je, par son éclectisme universel, il est l'hérésie-type, radicale : il contient toutes les autres comme leur principe et leur source.

Cette description du Libéralisme permet d'en saisir la nature profonde et nous conduit à sa définition : c'est avant tout le renversement des valeurs, la contradictoire de la loi et de l'ordre. En ce sens très général, le Libéralisme peut se définir, comme l'a fait le P. de Pascal : « Dans toutes les sphères le dérèglement de la liberté » ou plus complètement : le système qui prétend justifier le dérèglement pratique de la liberté par le renversement théorique des valeurs. La liberté vraie, avons-nous dit, n'est autre que la « faculté de choisir les moyens, en observant leur ordre à la fin » : donc pas de liberté légitime qui ne soit ordonnée, conforme à la loi qui détermine moyens et fins; si elle n'est pas encadrée dans cet ordre, la liberté devient licence. Or le Libéralisme est justement la négation de l'ordre, de la règle et de l'autorité qui l'impose.

Mais le Libéralisme est encore moins une doctrine cohérente, un système formulé, qu'une maladie de l'esprit, une perversion du sentiment à base d'orgueil, une orientation plutôt qu'une école, un état d'esprit avant d'être une secte. Le Libéralisme apparaît alors comme l'affection déréglée de l'homme pour la liberté-indépendance qui le rend impatient de la limite et du lien, du joug et de la discipline, de la loi et de l'autorité. C'est la perversité radicale opposée à la sagesse et c'est la parodie de l'ordre. La sagesse voit tout dans une juste perspective, parce qu'elle considère tout du point de vue le plus élevé; du point de vue même de Dieu et, par suite, saisit et respecte l'ordre partout. Le Libéralisme voit tout du point de vue humain et souvent même du côté de ce qu'il y a de moins noble en l'homme, et il dispose tout par rapport à cette vue défectueuse; puis la corruption de l'intelligence engendre le dérèglement des affections, finalement le désordre dans l'action. A ce degré, le Libéralisme est une passion, un fanatisme, une religion... une maladie presque incurable.

Tel est le sens général du Libéralisme, envisagé soit comme système, soit comme état d'esprit. Nous avons tenu à nous y arrêter, car, le connaissant ainsi plus à fond, nous pourrons plus facilement suivre son développement historique, formuler sa synthèse, et après l'avoir démasqué, indiquer les remèdes mieux appropriés.



-Abbé Augustin Roussel, Libéralisme et catholicisme.



[1] Du moment que « la vraie perfection de tout être c'est de poursuivre et d'atteindre sa fin », que la liberté est « la faculté de choisir les moyens qui conduisent à un but déterminé » (libre arbitre) - que la loi n'est que l'ordre authentique des moyens à la fin, on en conclut que la liberté trouve sa perfection dans la soumission à la loi même et devient « faculté de se mouvoir dans le bien » (liberté morale). En Dieu elle est parfaite parce que identique à la loi éternelle.

[2] A la fois principe et terme de l'autorité : c'est la Liberté-principe.

[3] La seule vraie liberté de conscience, d'après Léon XIII, la seule qu'il faille défendre comme un droit inviolable, consiste précisément à n'être pas entravé dans l'accomplissement de ses devoirs envers Dieu et à mépriser, fût-ce au prix de la vie, tout ordre attentatoire à cette franchise sacrée (Encyclique Libertas).