dimanche 25 septembre 2016

La formation de l'élite

De tous temps l’on a scruté les masses pour y découvrir des chefs. S’il y eut des époques plus heureuses où les hommes supérieurs parurent en plus grand nombre, leur rareté fut plutôt le sort habituel de l’humanité. Les hommes, les vrais hommes sont rares. Montalembert pouvait affirmer : « Ce sont toujours les hommes qui manquent aux doctrines, aux croyances, aux devoirs. »

Si Diogène revenait, il pourrait encore, une lanterne à la main, aller sur les rues, en plein midi, à la recherche d’hommes complets, compétents, capables de remplir, par leur supériorité, une mission d’élite.

Pourtant les talents ne manquent pas. Dieu les donne à profusion, il y en a dans toutes les classes de la société. Un instant ils brillent et font naître les plus grands espoirs de beauté, de force, de piété, d’intégrité et de foi, mais bientôt, emportés par le courant de la vie matérielle et la jouissance, ils passent sans donner à la religion ni à la patrie tout ce qu’elles étaient en droit d’attendre. Ils ne montent pas jusqu’aux hauteurs des élites. Que manque-t-il donc? Ce qui manque, c’est la formation poursuivie et complétée; ce qui manque, c’est l’effort individuel, c’est la constance dans l’effort.

L’égoïsme tue l’élite. Toujours les intérêts temporels, l’avidité des aises, du luxe, des postes lucratifs, des honneurs et des succès mondains ont entravé les dévouements et le don de soi au bien commun.

Aussi est-ce avec une constante préoccupation du bien commun que l’Église s’est toujours ingéniée à faire monter de la masse des élites capables de diriger la masse, capables d’être les forces vives de la religion et de la société.

Il n’y a pas encore longtemps, du haut de la tribune française, la voix fière et franche de M. Jean Lecour Grandmaison clamait cette vérité : « Ce qui caractérise le christianisme, c’est le culte des petits, des faibles, des malheureux. C’est le misereor super lurbam et le rappel constant de la lourde responsabilité des élites ».

« Acquiers la vérité, la sagesse, l’instruction et le discernement, et ne t’en dessaisis pas. » Proverbes, XXIII, 23  



L’Église continue toujours son rôle divin et social. Aussi est-ce avec la bénédiction de Sa Sainteté le Pape Pie  XI que l’Apostolat de la Prière vient demander au monde catholique de prier pour la formation de l’élite. Ce sera l’intention que chacun, pendant le mois de décembre, se proposera en ses prières, ses œuvres et ses souffrances.

Mais qu’est-ce donc que l’élite? Le talent, la richesse, la fonction sociale ne constituent pas l’élite. L’élite peut être partout, car elle se fonde sur les qualités du cœur et de la volonté.

Voilà pourquoi il est dit dans la sainte Écriture que Dieu pour apprécier l’homme regarde son cœur : intuetur cor. L’élite sera donc un choix d’hommes éminents par les dons du cœur.

Tout homme, à quelque profession qu’il appartienne, capable d’avoir par sa générosité, son talent et sa volonté une influence sur les autres appartient à l’élite.

Comme il s’agit de l’influence dans le bien, l’homme de l’élite c’est avant tout l’homme de l’abnégation, capable de vouloir le bien en dépit des difficultés, des contradictions, et des sacrifices personnels.

L’homme de l’élite c’est donc l’homme de cœur et de volonté, puissant d’idées et d’action, capable de poursuivre jusqu’au bout une vie rayonnante de fidélité aux principes immuables de l’Évangile.

Former ces hommes rayonnants dans le bien, voilà l’oeuvre difficile pour laquelle nous devons prier. Est-ce que nous pensons toujours à ce devoir chrétien de prier privément et en public pour ceux qui nous dirigent et nous dirigeront, pour que nous ayons toujours des chefs spirituels et temporels à la hauteur de la tâche?

Notre-Seigneur lui-même nous en donne une éclatante leçon quand il dit à ses Apôtres de « prier le Maître d’envoyer des ouvriers à sa vigne ». La vigne est toujours là demandant des ouvriers; la vigne c’est la masse à convertir, à éclairer, à diriger; l’élite ce sont les ouvriers laïques et prêtres dont le monde aura toujours besoin.

Cette élite se forme lentement. Tout le premier le Christ qui voulait agir sur les hommes par des hommes s’est mis à la tâche pendant trois ans pour former l’élite des douze qui devaient transformer le monde païen.

Il faut et il faudra toujours des élites pour empêcher le monde de retourner au paganisme. C’est un besoin d’autant plus urgent qu’il y a des élites du mal, des élites actives pour hâter la descente de l’homme vers la barbarie et la véritable brutalité.

La formation de saint Louis par sa mère Blanche de Castille
La masse toujours et partout restera exploitable et exploitée en bien ou en mal.

L’inégalité des dons reçus — dons intellectuels, moraux et temporels — laissera toujours une société composée de faibles et de forts, de grands et de petits, de riches et de pauvres.

Les forts s’imposeront par quelque influence néfaste ou salutaire et les faibles suivront. Victor Hugo écrivait : « Mettez un homme qui contient des idées parmi des hommes qui n’en contiennent pas, au bout d’un temps donné et par une loi d’attraction irrésistible, tous les cerveaux ténébreux graviteront humblement et avec adoration autour du cerveau rayonnant. Il y a des hommes qui sont fer, et des hommes qui sont aimant ».

Il importe donc, pour le salut des peuples, que ceux qui travaillent au sein des classes sociales, soient des hommes de bien, des élites selon le Coeur de Dieu puisque c’est pour Lui seul que nous sommes créés.

Le travail de l’élite sera donc toujours de diffuser directement ou indirectement le règne du Christ dans les âmes, tâcher de mettre Dieu dans les idées, les jugements et les actes, contre-balancer le travail de ceux que le Maître appelle les fils de ténèbres, faire oeuvre enfin de véritables fils de lumière.

Au coq qui croit faire lever le soleil, le poète fait dire : Quand le ciel est gris, c’est que j’ai mal chanté. Quelle parole vraie pour l’élite! De la direction de l’élite dépend la direction de la masse. Quand la masse va mal, c’est que l’élite a mal chanté. Le moyen d’avoir des hommes d’élite, c’est d’abord de les demander à Dieu, comme nous venons de le voir, mais c’est de mettre aussi tout en oeuvre pour les former.

Comment y arriver? C’est ici le travail de tous : des parents, des maîtres et des maîtresses, des dirigeants et des prêtres. Il s’agit de former tout l’homme qui vaut surtout par le cœur et la volonté, il faudra donc commencer tôt.

Ce qu’il importe d’abord, c’est de développer chez l’enfant la maîtrise de soi, faire dominer petit à petit le moi supérieur sur le moi inférieur, par une éducation suivie qui développe le corps et l’âme, donnant à l’un de l’air pur, du lait pur, de la gymnastique, élaguant de l’autre les caprices, les saillies de caractère et d’humeur, apprenant en un mot à vouloir, à savoir vouloir, à se maîtriser.

« Donnez-moi un point d’appui, disait Archimède, et je soulèverai le monde. »

Que les familles chrétiennes, que les mères surtout donnent cette éducation première de l’enfance, et ce sera le point d’appui pour édifier des élites. D’autres viendront pour continuer la formation du coeur et de la volonté. Tout en développant et ornant l’intelligence, ils chercheront à étayer les principes, à donner des convictions de foi, de devoir et de responsabilité. Ils fortifieront le sens catholique, imprégnant les âmes de religion, de dévouement et de sacrifices, apprenant à mettre, avant toutes choses, le Christ dans toute la vie.

Ils indiqueront aussi les talents à exploiter, les lacunes d’intelligence, de cœur et de caractère ils feront enfin leur redoutable métier d’éducateurs catholiques qui préparent des citoyens catholiques, prêts à vivre, sur tous les théâtres, leur rôle de chrétiens véritables, leur rôle d’hommes d’élite appelés à toutes les influences, influences d’idées, d’actions, de courage, d’exemples vigoureux dans tous les domaines, sachant toujours et partout, dans le succès comme dans l’insuccès, dans l’ombre comme dans la lumière, marcher toujours droits, toujours forts de la vérité et de la virilité.

Dollard des Ormeaux: jusqu'au bout
« Soyez un, soyez saints, soyez catholiques, soyez apostoliques », disait tout récemment Sa Sainteté le Pape Pie XI aux jeunes de tous les pays, réunis en congrès à Rome, c’est le mot à répéter constamment aux élites en formation, c’est la base même de leur influence future, la caractéristique de toutes les élites; celle de la parole, celle de la plume, de l’action et de la sainteté.

Mais il y a le baptême de l’élite qui est la prise de contact avec la réalité de la vie courante, réalité déprimante, contagieusement déprimante contre laquelle l’élite en formation résiste si faiblement. Que d’ouvriers en puissance pour de fécondes moissons ne seront jamais moissonneurs parce que l’ambiance les a faits comme la masse.

C’est ici qu’il faut souligner l’importance de se faire une ambiance d’élite. Toujours il restera vrai que l’idée pousse à l’acte. Il importe donc d’entretenir toujours chez l’élite presque formée et même chez l’élite active, les idées qui garderont l’idéal, soutiendront les volontés contre tous les obstacles inévitables. Ce sera souder l’action dans la mêlée de la vie à la formation des années précédentes et assurer la continuité des principes vécus, des pensées directives qui alimentent une vie supérieure.

Il faut prendre les moyens d’être un et d’assurer l’unité de vie.

En dehors de l’étude et de la lecture, bien des organisations qui demandent un peu de bonne volonté et d’effort pourront attiser les énergies : groupes de jeunes, d’anciens retraitants, de congréganistes, cercles d’études, contact régulier avec les anciens maîtres, enfin tout ce qui peut prémunir contre l’entraînement déprimant et garder dans l’âme le feu qui fait la lumière et la chaleur d’une vie d’homme d’élite. Mais surtout et toujours prions pour l’élite, pour toutes les élites.


R.P. Olivier H.-Beaulieu, S.J.
Article extrait de la revue Le Carillon - No. 10 - Le libéralisme